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La médecine du travail à la peine

par Isabelle Mahiou / juillet 2020

Si certains services de santé au travail se sont défilés au début de l’épidémie, ils ont dû s’adapter et accomplir leur rôle de prévention. Mais la crise a révélé des carences et ambiguïtés concernant leurs missions, qui pèseront sur leur réforme annoncée. 

Pas contents du tout ! Dire que les services du ministère du Travail étaient remontés contre l’attitude de nombre de services de santé au travail (SST) au début de la crise sanitaire est un euphémisme. Alors qu’entreprises et salariés étaient désemparés face au risque de contamination par le Covid-19, la mise au chômage partiel des médecins du travail et des intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) par les directions de certains SST, au moment où l’on avait le plus besoin d’eux, n’est pas bien passée. Des médecins inspecteurs du travail n’ont pas hésité à monter au créneau pour rappeler aux directions des services leurs obligations et, dès le 17 mars, une instruction signée par Yves Struillou, directeur général du Travail, pointait que les SST devaient « assurer la continuité de leur mission ».
Le 1er avril, une ordonnance recentrait leur rôle sur la prévention et l’appui aux entreprises. De gré ou de force, la médecine du travail a donc dû assurer un service minimum. Les SST ont tâtonné et se sont adaptés, réduisant la voilure tout en maintenant l’activité. Résultat, des organisations variables, mais qui se sont appuyées largement sur le télétravail, avec un minimum de présentiel, pour assurer des consultations sur place si nécessaire… Du moins quand l’accueil physique n’a pas été fermé. Dans une première phase, les services ont traité beaucoup d’appels téléphoniques et de courriels de salariés et d’employeurs, avec des demandes individuelles d’ordre médical ou médico-social (assurés en fin d’indemnités journalières, par exemple), des questions sur des plans de continuation d’activité, des aménagements lors de retours aux postes de travail... Pour les difficultés posées par le confinement, certains SST ont mis en place un appui psychologique par téléphone.

 « Dans le détail du travail réel »

« Mi-avril, l’annonce du déconfinement a donné un coup d’accélérateur aux requêtes des entreprises, qui voulaient bâtir un plan de reprise, actualiser leur document unique d’évaluation des risques professionnels, cherchaient des conseils sur la conduite à tenir en cas de symptômes de Covid-19 chez un salarié... », relate Anne-Michèle Chartier, présidente du Syndicat de la santé au travail de la CFE-CGC. Il a donc fallu faire dans le concret, et davantage que les guides métiers édictés par le ministère du Travail. « Il faut vraiment entrer dans le détail du travail réel, ce qui est assez technique et demande beaucoup de discussions sur place avec chaque unité, pour favoriser une prise en main locale », souligne Mélissa Ménétrier, secrétaire générale adjointe du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Aux côtés des médecins, les IPRP ont occupé un rôle central.
Evidemment, la demande des entreprises auprès des SST a été très variable. Celles qui ont joué le jeu se sont appuyées sur les instances représentatives du personnel et la participation du médecin du travail à leurs réunions. Du côté des SST, la diversité a été également de mise. Mais, une fois leur fonctionnement stabilisé, profitant du ralentissement d’activité et du report des visites médicales obligatoires, ils ont pu se montrer très proactifs, multipliant les contacts avec les petites entreprises en particulier. « Pour certaines, c’était l’occasion de nous découvrir, estime Dominique Boscher, délégué syndical CFDT d’un SST parisien, car, habituellement, avec l’espacement des visites médicales, on est plus éloigné des salariés et des entreprises. »

Une moindre qualité relationnelle

Bousculant les pratiques des SST, la crise a relancé le débat sur plusieurs sujets sensibles. A commencer par le travail à distance pour les consultations que les praticiens jugeaient indispensables – d’autres s’y refusant. « Cela s’est fait sur un mode très dégradé, en utilisant le téléphone portable, et ça n’a en aucun cas vocation à perdurer hors période de crise », insiste Anne-Michèle Chartier. Outre l’impossibilité de procéder à des examens physiques, à des palpations en particulier, Dominique Boscher pointe une autre limite : celle de « l’inégalité des salariés face au maniement des outils et à la communication verbale ». La distance rend plus complexe les échanges sur des sujets difficiles. La qualité relationnelle qui s’établit entre le médecin et le patient en pâtit, altérant l’exercice d’une clinique compréhensive. Notamment dans la détection de risques psychosociaux. Des limites présentes dans les dispositifs de télémédecine encadrés, encouragés par les projets de réforme de la santé au travail, à l’instar de celui proposé en 2018 par la députée LREM du Nord Charlotte Lecocq.
Autre point d’achoppement : le cadre général d’« appui aux entreprises » défini dans l’ordonnance du 1er avril par les pouvoirs publics, pour la période de crise, qui fait aussi écho au projet de réforme Lecocq. Il a reçu un accueil très réservé des représentants des praticiens. Ceux-ci rappellent que leur mission première est d’éviter toute altération de la santé des salariés du fait de leur travail. Et que si les entreprises ont certes besoin de conseils, il ne faut pas les réduire à ce rôle.

Mission Covid
I. M.

Par une ordonnance du 1er avril, les pouvoirs publics ont aménagé les conditions d’exercice des services de santé au travail pour qu’ils participent à la lutte contre la propagation du virus par la diffusion de messages de prévention, par l’appui et l’accompagnement des entreprises dans la mise en œuvre de mesures de protection et l’adaptation de leur activité.  A retenir, parmi les innovations temporaires de ces dispositions :  le report des visites obligatoires – sauf si le médecin les juge indispensables – et des autres interventions sans lien avec l’épidémie, la possibilité de prescrire un arrêt maladie en cas de Covid-19.  

 

Un réseau de services « à la main des employeurs »

Ce qui s’est passé à l’hôpital illustre ces difficultés de positionnement, exacerbées dans une situation d’urgence et de pénurie de personnels. Les recommandations de la Société française de médecine du travail (SFMT), qui visaient à gérer les reclassements des salariés présentant une comorbidité dans des unités moins exposées, ont fait débat. « Les médecins ont fait du cas par cas, dans l’échange avec les agents, en tenant compte des référentiels de la SFMT, de leur éthique et de la situation de l’établissement... Mais si on avait eu assez de personnel, on aurait renvoyé tous les agents fragiles chez eux et on aurait probablement évité quelques contaminations », analyse Hélène Béringuier, présidente de l’Association nationale de médecine du travail et d’ergonomie du personnel des hôpitaux (ANMTEPH).  
La possibilité de prescrire des arrêts maladie ouverte aux médecins du travail par l’ordonnance du 1er avril a également posé question. Elle peut favoriser « les pressions d’employeurs pour sélectionner les salariés et cautionner des conditions de travail à risques, explique Mélissa Ménétrier. Le médecin du travail ne peut être celui qui décide à la fois de l’arrêt et de la reprise ». D’autant qu’il ne connaît pas tous les déterminants de la santé du patient, et qu’il dispose d’un autre outil, « l’inaptitude temporaire sous réserve de l’examen du médecin traitant », comme le rappelle l’Association santé et médecine du travail (ASMT). En outre, l’arrêt signé du médecin du travail concernant exclusivement le Covid-19, il désigne d’emblée la maladie à l’employeur, brisant ainsi le secret médical.
« La crise a mis le doigt sur un dysfonctionnement majeur : le réseau des SST, à la main des employeurs, n’a pas la possibilité de fédérer et de donner le “ la ” sur la prévention », souligne Anne-Michèle Chartier. Pour la responsable CFE-CGC, il faut un gardien de l’orthodoxie et un contrôle, avec des mesures de rétorsion adaptées. Un problème de gouvernance pointé pratiquement par tous les rapports qui ont planché ces vingt dernières années sur une réforme de la santé au travail.
Après un premier échec de la concertation en 2019, Charlotte Lecocq souhaite relancer les discussions en vue d’un projet de loi à l’automne. « Il n’est pas acceptable de laisser perdurer l’état actuel de chasse gardée des SST, affirme-t-elle. Ils peuvent conserver une certaine autonomie à condition de présenter beaucoup plus de garanties en termes de service, de tarifs, de transparence financière. On peut réfléchir sur des scénarios intermédiaires. Il faut que les partenaires sociaux se positionnent. » Mais si les constats sont partagés sur la nécessité d’améliorer la gouvernance du système et la qualité du service, les pistes d’évolution le sont moins. Quant à la philosophie du projet, qui met l’accent sur l’accompagnement des entreprises, l’allègement du contrôle, la montée en puissance des IPRP, en restreignant le suivi médical... elle ébranle sérieusement les fondamentaux de la prévention des risques professionnels.  

« Aider les salariés à préserver leur santé »
entretien avec Gérard Lucas président du Conseil national professionnel de médecine du travail
Isabelle Mahiou

Pourquoi, avez-vous publié le 3 avril un communiqué sur « trois conditions de cadrage de l’action de la médecine du travail » ?
Gérard Lucas1 : Pour alerter sur le danger d’un retour à une médecine sélective. L’instruction du ministère du Travail du 17 mars sur l’organisation des services a ainsi imposé le maintien des visites d’embauche et de reprise pour les entreprises « exerçant une activité nécessaire à l’activité économique de la nation », alors que le confinement était de rigueur. Une première dérive, car ce n’est pas le rôle du médecin du travail de dire qui peut être exposé ou non à des conditions de travail à risques. Même chose à l’hôpital avec les recommandations de la Société française de médecine du travail : elles fournissaient un référentiel utile pour reclasser les soignants vulnérables, mais elles mettaient à mal l’éthique de nombreux médecins, qui devaient gérer la pénurie de soignants, alors que protections et tests manquaient. Enfin, l’ordonnance du ministère du Travail du 1er avril a autorisé la prescription d’arrêts maladie. Une mesure dont les conditions d’application, qui imposent une rupture du secret médical, sont scandaleuses.


Cette ordonnance oriente également l’action de la médecine du travail vers l’appui aux entreprises…
G. L. : L’implication des médecins dans la lutte contre la pandémie ne peut s’y limiter. Ils doivent aussi aider les salariés à préserver leur santé au travail. Leur rôle est, par leurs analyses et leurs conseils, de faciliter la compréhension des enjeux et des risques par les salariés et les entreprises, et ainsi de renforcer leur pouvoir d’agir, sans se substituer à eux. C’est dans l’échange entre ces derniers sur les conditions de travail et l’organisation que les situations peuvent s’améliorer. Il y a aujourd’hui beaucoup de préconisations extérieures en la matière, mais pour qu’elles aient un sens elles doivent se nourrir de l’observation de la santé. C’est le rôle du médecin du travail d’effectuer ce suivi, via la consultation en particulier, pour connaître son évolution et son lien avec les conditions de travail. Cela n’empêche pas un travail collectif partenarial avec les autres intervenants sur les conditions de travail, mais il doit être nourri de ce regard santé.


Que devient ce rôle dans le projet de réforme de la santé au travail ?
G. L. : La tendance est plutôt de privilégier le rôle de conseil de l’employeur, au détriment des autres missions de la médecine du travail. Tant qu’ils seront gérés par le patronat, les services resteront dans le flou, tirés davantage vers un accompagnement des entreprises dans leur gestion des risques que vers le questionnement du lien santé-travail. Or cette approche-là est aussi importante dans l’accompagnement des salariés afin qu’ils adaptent leur comportement face au risque, comme ils ont su le faire face au Covid-19.  

 

  • 1président du Conseil national professionnel de médecine du travail