Médecine du travail : du flou dans la réforme

par Eric Berger / janvier 2013

La circulaire précisant l'application de la réforme de 2011 n'a pas rassuré les praticiens sur le fonctionnement et la gouvernance des services de santé au travail. Une inquiétude légitime, au vu d'un rapport de la Cour des comptes

Sortie le 9 novembre, la circulaire de mise en oeuvre de la loi de juillet 2011 réformant les services de santé au travail était très attendue par les professionnels desdits services. Mais ce n'est pas ce document qui a finalement le plus marqué les esprits. Vingt jours plus tard, la Cour des comptes a en effet publié un rapport très sévère à l'égard des services interentreprises et de la réforme. Première salve de critiques : les sages de la rue Cambon pointent les carences du nouveau mode de gouvernance et du conseil d'administration paritaires. En l'absence de vie associative et de l'insuffisante participation des représentants des salariés, il en résulte "un système au milieu du gué, entre le modèle associatif et un paritarisme contenu". Autre constat, la pénurie de temps médical pèse sur le fonctionnement des services. En dépit des efforts déployés et des expérimentations conduites, aucun des services interentreprises que la Cour a contrôlés n'est en mesure d'assurer l'ensemble des examens médicaux réglementaires qui lui incombent. Dans ce contexte de crise de la démographie médicale, le projet pluriannuel définissant les priorités du service, qui est un élément central de la réforme, va se différencier fortement selon les ressources locales et les catégories d'entreprises : "Les risques de dérive existent et c'est pour cela que l'Etat a un rôle essentiel à jouer, nonobstant la faiblesse de ses pouvoirs."

Indépendance compromise ?

La réforme était censée améliorer le fonctionnement des services interentreprises, mais, sur ce point, le rapport de la Cour des comptes ne rassure pas du tout. Et ce n'est pas la circulaire du ministère du Travail qui va inverser la tendance. "Un document long de 90 pages pour expliquer une loi, cela traduit un texte mal pensé, qui multiplie les contradictions", estime Jean-Michel Domergue, médecin du travail dans le Val-de-Marne. "La circulaire ne peut pas redonner un cadre là où les textes se sont appliqués à le défaire", assène un médecin-inspecteur régional. Pour Mireille Chevalier, du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST), "cette circulaire n'est bien souvent qu'une paraphrase de la loi. C'est le cas, par exemple, du passage sur les intervenants en prévention des risques professionnels. En revanche, sur certains thèmes, elle ne fait qu'ajouter du flou et des ambiguïtés. La définition de l'équipe pluridisciplinaire est loin d'être claire, notamment pour ce qui est de savoir si les médecins du travail du service en font partie ou pas".

Main basse patronale sur la gouvernance

Pas très clair non plus, le sujet de l'indépendance du médecin du travail. Cette notion est déclinée sur toute une page, mais le dernier paragraphe dit tout l'inverse. La circulaire spécifie, en effet, que le médecin doit "respecter les modalités d'organisation fixées par son employeur et inscrire son action dans le cadre des orientations définies notamment par le projet pluriannuel de service dans le respect des règles professionnelles fixées par le Code de santé publique qui s'imposent". "Cela ne laisse plus beaucoup de marge à l'indépendance", ironise un médecin-inspecteur. "Que se passera-t-il lorsqu'un problème de santé suivi par le médecin ne sera pas inscrit dans le projet de service ?", questionne Mireille Chevalier.

Autre sujet d'incertitude, le rôle des médecins collaborateurs censés aider à remédier à la pénurie des médecins du travail mais qui ne bénéficient pas de la même protection et n'ont pas de libre accès aux lieux de travail. De surcroît, sans diplôme spécifique, ils ne peuvent exercer la médecine du travail, comme le rappelle le Conseil de l'ordre des médecins. Pourtant, la circulaire prévoit que ces collaborateurs pourront prononcer un avis d'aptitude lorsqu'ils seront en situation de remplacer un médecin du travail absent pour moins de trois mois. Aux yeux de Mireille Chevalier, "cette circulaire ouvre la porte à toutes les dérives et toutes les interprétations possibles par les directions". Dans certains services, les acteurs de terrain constatent d'ailleurs les premiers signes d'une prise en main patronale. "La loi attribuant désormais les missions de santé aux directions des services, certaines d'entre elles, encouragées par les employeurs, se sont précipitées pour faire main basse sur le projet de service", témoigne un médecin-inspecteur.

Les préconisations de la Cour des comptes

"Moyens humains réduits", "pouvoirs régaliens faibles",

"carences manifestes". Le regard porté par la Cour des comptes sur le fonctionnement des services de santé au travail est alarmant. Ce constat a été dressé à l'issue d'une enquête menée dans six associations chargées du suivi de quelque 1,2 million de salariés et auprès de la direction générale du Travail. L'attention a été portée sur la gestion, l'activité et le service rendu aux entreprises adhérentes ainsi que sur la réforme de 2011.

Afin de "desserrer les contraintes qui pénalisent" cette réforme, la Cour des comptes livre quinze recommandations. Pour les magistrats, trois mesures sont prioritaires. Il convient, tout d'abord, de relancer la concertation avec les partenaires sociaux "afin de réviser l'obligation d'une visite médicale systématique lors de chaque embauche qui, du fait de la multiplication des CDD, consomme un temps médical croissant au détriment des autres actions de suivi". Secundo, il faut donner du poids à la procédure d'agrément en sanctionnant des associations qui continuent de fonctionner en dépit d'un refus explicite de l'administration. Le ministère du Travail doit pouvoir ainsi "dissoudre un service ou le placer sous la responsabilité d'un administrateur provisoire". Enfin, en matière de gouvernance, l'implication des partenaires sociaux doit être accrue, "en leur confiant la responsabilité de fixer des planchers et plafonds du montant des cotisations et autres droits que l'entreprise doit régler au service de santé en contrepartie du conseil et du suivi des salariés".

Restait à lever l'obstacle de la commission médico-technique (CMT), seule instance où les professionnels peuvent faire valoir leur point de vue et peser sur les décisions du service. "La circulaire rompt avec le principe de proportionnalité en limitant le nombre de médecins", précise Mireille Chevalier. Cela ne suffisant pas pour contrôler cette instance, certaines directions se sont organisées pour en prendre les commandes. "Nous voyons circuler des modèles de règlement intérieur où la présidence de la CMT est confiée aux employeurs, s'inquiète Jean-Michel Domergue. Les textes n'apportant aucune information sur le pilotage de cette commission, les employeurs saisissent l'opportunité pour s'engouffrer dans la brèche." La mise en oeuvre de la réforme promet certainement d'autres surprises. Pour ce médecin du travail, "seule la résistance locale des professionnels de santé permettra de freiner les velléités de prise de pouvoir sur la santé au travail manifestées par les directions. Mais tous ne peuvent pas ou ne sont pas enclins à endosser le costume d'opposant".

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