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Médecine du travail sur ordonnance

par Clotilde de Gastines / 02 avril 2020

Face à la pandémie de Covid-19, le ministère du Travail vient de prendre une ordonnance recentrant les missions des services de santé au travail sur l’urgence sanitaire. Jusqu’au 31 août, les médecins du travail pourront notamment prescrire des arrêts maladie.

Alors que l’Hexagone vit sa troisième semaine de confinement – qui ne concerne pas les salariés exerçant des métiers indispensables au fonctionnement du pays –, le ministère du Travail a soumis cinq ordonnances au Conseil des ministres, mercredi 1er avril. L’une d’elles redéfinit les missions des services de santé au travail (SST) dans le cadre de l’épidémie de Covid-19. Elle vise à « adapter les conditions d’exercice et les missions des services de santé au travail à l’urgence sanitaire », comme le précise le titre du texte.

« Les services vont devoir se bouger »

Cette ordonnance va permettre de « résoudre plusieurs problèmes », selon Bernard Salengro, médecin du travail et expert confédéral de la CFE-CGC. Plusieurs directions de SST ont en effet mis leurs équipes en chômage partiel pour bénéficier des aides de l’Etat, ce qui a scandalisé le ministère et provoqué pas mal de réactions chez les praticiens. Entre autres, ceux ayant dans leurs effectifs des personnels soignants ou en contact avec le public, contraints d’assurer une continuité de service. Pour ces services de santé au travail « qui n’ont pas pris la mesure du problème, l’ordonnance dit qu’ils vont devoir se bouger », confirme une médecin-inspectrice du travail en Ile-de-France, sous couvert d’anonymat.

Une mission de prévention, et non d’appui aux entreprises

Le premier article du texte recentre la mission des STT sur la prévention, à travers la diffusion de messages sur les mesures de précaution à prendre et l’appui aux entreprises, particulièrement celles qui sont amenées à accroître ou à adapter leur activité. Mais attention, prévient Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST) : « L’accompagnement de la productivité n’est pas notre mission. La priorité est de garantir aux salariés des conditions de travail saines. Et on est vraiment loin du compte. » Il pointe l’absence de moyens de protection (masques, gants), mais aussi de tests afin d’identifier les personnes porteuses. Tout en insistant, au-delà des risques sanitaires, sur « la détresse psychologique de nombreux salariés en télétravail qui souffrent du confinement ». Même réserve du côté de l’association Santé et médecine du travail (SMT). Pour son président, Jean-Louis Zylberberg, « pas question de renoncer à notre mission de prévention dans l’intérêt exclusif de la santé des salariés. La médecine du travail n’est pas une mission d’appui aux entreprises, comme le laisse entendre la formulation de l’article 1 de l’ordonnance ».

Nouvelle pression sur les médecins du travail

L’article 2 donne au médecin du travail la possibilité de prescrire un arrêt maladie en cas de contamination au Covid-19 (ou de suspicion), ce qui était précédemment interdit et réservé au médecin traitant. « Il faut attendre les précisions du décret, mais a priori l’ordonnance lève un verrou et permettra aux médecins du travail de prendre toute leur place », explique notre médecin-inspectrice d’Ile-de-France. Les généralistes, sous l’eau, « n’ont pas le temps de voir des personnes asymptomatiques ou non et de signer des arrêts. Les médecins peuvent jouer leur rôle de préventeur, car ils connaissent les personnels qu’ils suivent et leurs fragilités : une femme enceinte, forcément immunodéprimée, une personne avec du diabète ou des pathologies respiratoires – des facteurs de comorbidité importants ». 
Le SNPST n’a pas encore communiqué de position officielle, mais Jean-Michel Sterdyniak interroge : « Pourquoi restreindre cette possibilité aux salariés infectés ou potentiellement infectés, à partir du moment où les conditions de travail ne sont pas saines ? » A l’opposé, l’ASMT juge que « c’est une mesure inutile et dangereuse », d’autant que les outils sont aujourd’hui suffisants pour faciliter la délivrance d’arrêts maladie ou leur prolongation. « On place les médecins du travail directement sous la pression des entreprises, qui vont demander que tel ou tel salarié soit mis en arrêt ou, au contraire, qu’il retourne au travail le plus rapidement possible, au gré de leurs besoins de main-d’œuvre », déplore Jean-Louis Zylberberg.

Associés au dépistage

Les médecins et infirmiers du travail pourront également « procéder à des tests de dépistage », stipule l’article 2. « Le ministère valide en quelque sorte ce que font déjà les médecins du travail dans les hôpitaux publics et ailleurs, analyse la médecin-inspectrice. Ces derniers font des tests avec les moyens du bord et renvoient les soignants chez eux, parfois contre leur volonté, alors qu’ils se mettent en danger. » Elle estime que les médecins du travail « auront toute leur place dans la phase de déconfinement, avec une remise progressive des gens au travail ». En effet, à terme, « l’objectif est d’associer les services de santé à une campagne massive de tests dans une perspective de sortie de confinement », a indiqué l’entourage de la ministre du Travail, Muriel Pénicaud. Son déroulement suivra un protocole défini, notamment par le ministère de la Santé.

« Nous n’avons pas les moyens »

Cette perspective inquiète Jean-Michel Sterdyniak, qui relève du flou dans l’ordonnance : « Est-ce que les services de santé au travail seront réquisitionnés pour aller tester les salariés et s’assurer qu’ils pourront reprendre le travail ? Va-t-on demander aux médecins du travail de pallier les insuffisances des autorités, parce qu’elles n’ont pas été capables de prévenir et d’endiguer l’épidémie ? » Et de souligner : « Nous n’avons pas les moyens matériels d’effectuer ces tests ! »
Alors que la pénurie de tests et de masques est toujours criante, le cabinet de Muriel Pénicaud n’a pas été en mesure de dire quel était le niveau d’équipements de protection dont bénéficiaient actuellement les professionnels de santé au travail. « Le recensement est vite fait, il n’y a rien, constate Bernard Salengro. Certains médecins ont anticipé l’épidémie en achetant d’eux-mêmes des masques en pharmacie, on utilise aussi les quelques stocks de masques qu’on possède pour aller sur les chantiers amiantés. »

Report des visites

Enfin, l’ordonnance prévoit le report des visites obligatoires « sauf lorsque le médecin du travail les estimerait indispensables ». Plusieurs praticiens saluent ce revirement par rapport aux instructions de certaines directions régionales des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi (Direccte), qui s’opposaient au report de « prétendues visites prioritaires », dit Jean-Michel Sterdyniak. Un décret en Conseil d’Etat devra préciser les modalités d’application pour les travailleurs occupant des postes à risque ou bénéficiant d’un suivi adapté. L’article 5 prône également le report ou l’aménagement des interventions sans lien avec l’épidémie : études de poste, procédures d’inaptitude, réalisation de fiches d’entreprise, sauf si le médecin du travail considère que l’urgence ou la gravité des risques les justifient. « On est dans une situation assez particulière, déclare Bernard Salengro. Il y a le feu et on est médecin avant tout. »