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« Même un accident ordinaire peut constituer un risque majeur »

entretien avec Véronique Daubas-Letourneux, docteure en sociologie et enseignante-chercheuse en santé-travail à l'Ecole des hautes études en santé publique (EHESP)
par Clotilde de Gastines / 31 mars 2022

Pour Véronique Daubas-Letourneux, sociologue et auteure d’un récent ouvrage sur les accidents du travail, le plan annoncé par le gouvernement pour la prévention des accidents graves et mortels ne couvre qu’une partie des enjeux et du problème.

 

Le 14 mars dernier, Laurent Pietraszewski, secrétaire d’État auprès de la ministre du Travail, a présenté un plan de prévention des accidents du travail graves et mortels aux partenaires sociaux. Ce plan rappelle qu’en 2020, 540 000 personnes ont eu un accident du travail, et 550 d’entre elles en sont mortes. Vous avez vous même mené des travaux et publié récemment un ouvrage sur le sujet (voir A lire). Que vous inspire ce plan ?
Véronique Daubas-Letourneux : Saluons le fait que le sujet soit une préoccupation des politiques publiques. Toutefois, ce plan cible seulement les accidents graves et mortels, or tout accident, même « ordinaire », est potentiellement un « risque majeur » pour celui ou celle qui le subit, comme j’ai pu le constater dans mes enquêtes. Il peut marquer une rupture, un début de fragilisation dans le parcours professionnel, au point qu’une succession d’accidents pourront conduire au handicap. Les femmes sont particulièrement concernées par ces accidents en série, dans le secteur du soin ou de l’aide à la personne. Or, dans ce plan, elles sortent du radar, elles sont complètement invisibilisées.
Par ailleurs, les accidents « graves » sont seulement ceux pour lesquels un taux d’incapacité permanente est reconnu par la Sécurité sociale. Or, il y a énormément de cas dans lesquels les personnes éprouvent des incapacités fortes, mais qui ne sont pas reconnues. Au-delà du coût financier mesuré par les indemnités et les rentes versées, le coût social et humain des accidents du travail est très important.

Le plan propose essentiellement des mesures de formation et de sensibilisation. Il n’est pas question de renforcer les contrôles – sauf sur les travailleurs détachés –, ni de durcir les sanctions contre les employeurs. Pensez-vous que cela soit adapté ?
V. D.-L. : Quand il y a des sanctions, elles sont toujours minimes, et ce plan n’affiche pas l’objectif d’y remédier. Il ressemble à une offre de services en matière de prévention, notamment concernant trois sources majeures d’accidents : risque routier, utilisation de machines, chute de hauteur. Au-delà de ces « éléments matériels », qui ressortent des statistiques, il est néanmoins important d’interroger le travail réel. Sur le risque routier, par exemple, est-ce qu’une soignante qui travaille en horaire coupé, ce qui l’oblige à multiplier les trajets, ne prend pas plus de risque pour sa santé ? Le plan fait l’impasse sur le levier de prévention principal : l’organisation du travail. De nombreux accidents surviennent parce que les personnes travaillent en sous-effectif ou dans l’urgence.
Certes, ce plan insiste sur le fait qu’il faut davantage former à la santé-sécurité, voire mettre en place un « passeport de prévention ». Mais là encore, quand on connaît le décalage entre le travail prescrit et le travail réel, c’est insuffisant. Car même si les consignes sont connues, elles peuvent être impossibles à appliquer dans un système d’urgence organisée. Il faut être vigilant à ne pas faire retomber la faute sur l’employé, et rappeler que l’employeur a une obligation de sécurité ! Celle-ci n’est mentionnée nulle part dans le document.
 
La mise en œuvre du document unique d’évaluation des risques (DUER) va être aménagée par décret, dans le cadre de l’application de la loi du 2 août 2021 sur la prévention en santé au travail. Une réaction ?
V. D.-L. :
En principe, l’ensemble du personnel se met autour de la table dans une démarche collective d’analyse du travail pour façonner le document unique. C’est un chemin, pas une arrivée. Cet aménagement ne doit pas aller vers un document trop standardisé, comme un formulaire administratif, qui viderait la démarche de son sens. Le fait de créer des temps d’analyse du travail et des conditions de travail est la meilleure des préventions, surtout depuis la disparition du CHSCT, instance qui permettait de peser dans le rapport de force avec l’employeur, sachant que les contrôles et les sanctions restent rares.

88 accidents mortels depuis le début de l’année

Chauffeur de poids lourds, ouvrière agricole, élagueur, livreur à vélo, laveur de vitres... Au 14 mars 2022, soit au moment où le gouvernement présentait au Conseil national de prévention en santé au travail (CNPST) son plan de lutte contre les accidents graves et mortels, 76 personnes étaient déjà mortes au travail, et des dizaines grièvement blessées, selon le décompte réalisé par Matthieu Lépine, professeur d’histoire-géographie en Seine-Saint-Denis, sur le compte Twitter dédié : « Accident du travail : silence, des ouvriers meurent ». Un bilan porté à 88 morts, le jour de publication de cet article.

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