Menaces sur l'expertise CHSCT

par Nathalie Quéruel / juillet 2009

Directive Bolkenstein oblige, l'agrément des experts CHSCT par le ministère du Travail est sur la sellette. Mais son éventuel remplacement par une simple certification fait l'unanimité contre lui. Cela tuerait l'expertise, estiment les organisations syndicales.

On appelle cela du rétropédalage. Le ministère du Travail se veut rassurant et n'entend pas, pour l'heure en tout cas, remplacer la procédure d'agrément qui autorise aujourd'hui une soixantaine de cabinets à réaliser des expertises auprès des 22 000 comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Il faut dire que la menace de voir celle-ci remplacée par une simple certification, sous l'égide du Comité français d'accréditation (Cofrac), a provoqué quelques remous dans le landerneau syndical. Pour une fois d'accord, les cinq confédérations sont montées au créneau en avril, en écrivant au directeur général du Travail pour redire leur opposition à " la politique de remplacement systématique de la procédure de l'agrément ministériel en matière de santé et de sécurité au travail au profit de l'accréditation " et protester, par anticipation, contre le fait que l'expertise CHSCT se retrouve dans le lot, au même titre que... la vérification du risque électrique.

 

Le feu aux poudres

Message reçu cinq sur cinq au ministère, où l'on va au final tenter de s'arranger avec la Commission européenne et sa fameuse directive Bolkenstein, qui, en établissant la libre circulation des prestataires dans l'Union, a mis le feu aux poudres sur l'expertise. " Dans le cadre de l'application de la directive européenne sur les services, nous avons passé en revue les agréments délivrés par le ministère, explique Mireille Jarry, sous-directrice des Conditions de travail au ministère. Il nous faut justifier en quoi ces procédures sont nécessaires et non discriminatoires. Pour protéger la santé et la sécurité des salariés, il est indispensable de garder l'agrément dans certains domaines, notamment pour l'expertise CHSCT. "

Pour le ministère, il eût été tentant, en période de restrictions budgétaires, d'externaliser ce processus long et coûteux qui fait intervenir conjointement l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) et l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) : " Nous instruisons les dossiers à partir de quelques rapports d'expertise des cabinets, et nous donnons un avis favorable, parfois avec des réserves, ou défavorable, relate Pascale Mercieca, chargée de mission à l'Anact. C'est le point de départ technique d'une procédure qui permet aussi le débat social. " Celui-ci a lieu désormais au sein d'une commission du nouveau Conseil d'orientation sur les conditions de travail (Coct), où les partenaires sociaux donnent leur avis sur les avis. Au ministère ensuite de trancher. Rien de tel avec une simple certification.

" Dans le système de l'accréditation, ce sont les experts qui s'autorégulent, juge Henri Forest, secrétaire confédéral en charge des conditions de travail à la CFDT. Or l'expertise est une pratique professionnelle compliquée, qui touche de plus en plus à des problèmes délicats comme les risques psychosociaux, et donc à l'organisation du travail. Une habilitation des cabinets ne peut donc se passer de l'expression des partenaires sociaux, qui font remonter du concret sur leur travail, ainsi que d'une supervision de l'Etat. "

Car le Cofrac est loin d'être une structure paritaire, même si son conseil d'administration a proposé au début de l'année aux organisations syndicales trois sièges dans ses instances, avec voix consultatives. " Au sein du Cofrac, ce sont les employeurs qui sont les patrons, dénonce Yves Bongiorno, conseiller confédéral travail-santé à la CGT. Ce ne sont pas ces trois strapontins qui changeraient la donne. Accréditer dans ces conditions les cabinets entraînerait la disparition de l'essence même de l'expertise des CHSCT, qui aujourd'hui, via l'agrément et donc le contrôle social et celui des pouvoirs publics, bénéficie d'une certaine indépendance pour faire des investigations sur le travail et mettre en évidence des faits qui ne plaisent pas toujours aux directions d'entreprise. " Aussi les syndicats réclament-ils des places délibératives au sein du Cofrac.

 

Repère

Le CHSCT peut faire appel à un expert agréé dans deux situations, selon l'article L. 4614-12 du Code du travail :

  • lorsqu'un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel, est constaté dans l'établissement ;
  • en cas de projet important modifiant les conditions de travail ou de santé et de sécurité.

Les frais d'expertise sont à la charge de l'employeur.

Cela ne réglerait cependant pas tous les problèmes suscités par un système éventuel d'accréditation des cabinets, dont l'idée ne plaît guère aux principaux acteurs du marché. " Seul l'agrément, sous la responsabilité des pouvoirs publics, nous donne une légitimité assez forte, assure Jean-Claude Delgènes, directeur général du cabinet d'expertise Technologia. C'est fondamental, notamment quand nous intervenons dans des situations dramatiques, de suicides ou de morts violentes. " Mais, surtout, l'accréditation renvoie à l'activité de contrôle, l'évaluation de la conformité, la mesure au regard de normes européennes ou internationales en vigueur. D'emblée, cela ne colle guère avec la dimension conseil et transfert de connaissances que l'expert est censé apporter au CHSCT. Et ce dans un but précis : " L'agrément fait de l'expertise sur les conditions de travail un objet de régulation sociale, indique Jack Bernon, responsable du département santé et travail de l'Anact. L'accréditation en ferait clairement un objet plus technique. "

 

Les petits cabinets pourraient disparaître

Ce serait la nature de l'expertise qui serait chamboulée sur bien des points. Jean-Louis Vayssière, expert au sein du cabinet Syndex, redoute dans ce cadre que le rôle des cabinets n'évolue vers une certification des procédures mises en place dans les entreprises pour traiter les risques professionnels, au détriment de l'analyse des situations de travail dans une logique de prévention primaire : " Ce serait un paradoxe de voir privilégier le prescrit, alors que notre travail porte justement sur les écarts entre le prescrit et le réel, là où se situent les enjeux du travail ! " En outre, les cabinets devant se payer leur certification, les petites structures pourraient disparaître et d'autres, plus puissantes financièrement, faire leur entrée en lice. Par exemple, celles qui aujourd'hui travaillent avec les directions d'entreprise. Voire, pire, des charlatans ou des sectes : " Tout cabinet n'est pas bon à intervenir sur les situations de travail, surtout avec la montée actuelle des risques psychosociaux, précise Jean-François Naton, conseiller confédéral travail-santé à la CGT. Dans l'agrément, les syndicats portent des exigences d'éthique, de déontologie et d'approche collective. "

Cette réorganisation du marché ne serait pas sans conséquences, selon François Cochet, responsable des expertises CHSCT du cabinet Secafi : " L'agrément permet aux CHSCT de faire un choix, à l'abri des pressions, parmi une liste qui s'impose à l'entreprise. Dans un autre cas de figure, on peut craindre une augmentation des contentieux, qui risquerait de tuer l'expertise. " Pour Dominique Lanoë, directeur du cabinet Isast, la loi de 1992, en instaurant l'agrément des experts, a justement permis de diminuer les contentieux sur le choix du cabinet, assez nombreux à l'époque. " Ce serait un comble de revenir en arrière au moment où l'expertise CHSCT tend à se développer ! ", estime-t-il. En effet, au début des années 2000, on comptait quelque 150 missions par an, contre près de 900 aujourd'hui. Un chiffre qui devrait continuer à croître, avec la progression des risques psychosociaux, des troubles musculo-squelettiques (TMS) et des réorganisations dans les entreprises. D'autant plus que, depuis l'arrêt Snecma de la Cour de cassation du 5 mars 2008, le CHSCT a vu son pouvoir, reposant sur l'expertise, renforcé. Rappelons que la Cour a confirmé la suspension d'une réorganisation " de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs ", contre laquelle le CHSCT avait émis un avis défavorable.

 

Les conventions tripartites en question

Pour limiter les contentieux sur le paiement des honoraires, certains cabinets signent des conventions tripartites - expert, CHSCT, direction de l'entreprise. Une pratique justifiée pour les uns, car elle constitue l'assurance d'être payé à la fin de la mission, et repoussée par les autres, qui voient là un moyen pour les directions d'entreprise de s'immiscer dans l'expertise. " Sinon, je fermerais mon cabinet, assure Jean-Claude Delgènes, directeur général du cabinet Technologia. En outre, il faut bien trouver un accord avec la direction pour accéder aux informations et aller observer les situations de travail. " Pour Serge Dufour, directeur des expertises au cabinet Emergences, c'est un usage courant : " Cela ne signifie pas que nous sommes sous la coupe de la direction, car le protocole, c'est le mandat que nous donne le CHSCT et lui seul. " Mais d'autres craignent que cela ne mette l'expert " sous influence ". Jean-Louis Vayssière, expert de Syndex, y voit aussi " un moyen de détourner le cadre légal via un cadre contractuel ".

Limités sur leur pouvoir d'organisation par un principe supérieur - l'obligation de sécurité de résultat en matière de prévention de la santé des salariés -, les employeurs vont-ils sortir l'arme de la codésignation de l'expert pour brider la capacité d'action du CHSCT ? Serge Dufour, directeur du pôle travail, santé, expertise du cabinet Emergences, constate que cette vieille antienne de la fédération patronale de la métallurgie n'est pas reprise au niveau du Medef : " Donner à l'employeur le moyen de peser sur le choix de l'expert aggraverait sa responsabilité dans le défaut de prévention des risques. C'est beaucoup plus subtil d'essayer de venir à l'accréditation que de chercher à imposer la codécision. "

D'autant que la première pourrait conduire à la seconde, comme le pense Dominique Lanoë : " Faute d'agrément, l'augmentation des contentieux sur le choix de l'expert introduirait une menace de voir la codécision revenir en force pour mettre un terme à la cacophonie. " Ce serait la fin de l'indépendance et la mort de l'expertise.

 

Imperfections et vulnérabilité

Pour autant, la conduite d'une expertise CHSCT n'est pas exempte d'imperfections qui la rendent vulnérable. Si l'ensemble des acteurs tient à l'agrément, nul ne s'oppose à une amélioration de la procédure, jugée parfois " peu lisible et peu transparente ", selon Henri Forest. Les cabinets réclament un volet contradictoire, pour s'exprimer sur l'examen de leurs rapports. Tout le monde est d'avis de prendre en compte davantage l'appréciation des CHSCT sur le travail effectué. La durée de l'agrément, délivré pour un, deux ou trois ans, pourrait être discutée, avec l'idée de la rallonger à cinq ans pour les cabinets ayant de l'expérience dans le domaine. Voilà pour la forme.

Sur le fond, les critères dictant la méthodologie de l'intervention sont aussi sur la sellette. Pour différentes raisons. Aux yeux de François Fleurette, chef du département expertise et conseil technique à l'INRS, il faudrait qu'ils soient plus " précis et vérifiables " afin de laisser moins de place à la subjectivité, " et donc aux pressions qui se font jour dans les débats du Coct, notamment autour des cabinets liés aux centrales syndicales ". Selon d'autres, il faudrait que les critères s'adaptent davantage aux réalités du monde du travail, en permettant " une pluralité d'approches et de méthodologies validées sur le plan scientifique, comme la psychodynamique du travail ", dixit Jean-Claude Delgènes. " Le référentiel fait la part belle à l'observation ergonomique du poste de travail, affirme François Cochet. Cela n'est pas forcément adapté au décryptage du risque psychosocial. " Le spectre de l'accréditation a ouvert la boîte de Pandore, et bien malin qui sait ce qui en sortira pour l'expertise CHSCT...

 

La psychodynamique du travail interdite ?
Nathalie Quéruel

A l'occasion de son renouvellement d'agrément, un cabinet d'expertise CHSCT a reçu un courrier lui interdisant d'utiliser la psychodynamique du travail pour mener ses interventions.

Je tiens à vous informer [...] que la réalisation d'enquêtes psychodynamiques du travail ne peut être assimilée à des expertises CHSCT, dans la mesure où il s'agit d'une démarche qui s'apparente beaucoup plus à une thérapie. Ces enquêtes doivent donc être exclues. " Cette phrase, en bas de la lettre d'accord d'agrément adressée par le ministère du Travail à un cabinet d'expertise lyonnais, a de quoi surprendre. Alors que la demande des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sur la souffrance mentale a explosé, les pouvoirs publics estimeraient que la psychodynamique du travail ou PDT (voir " Repère ") doit être exclue de ce cadre. En fait, nuance-t-on au ministère, celle-ci ne doit pas être la seule méthodologie utilisée dans l'expertise et doit être complétée par d'autres approches. Pour Jack Bernon, chef du département santé et travail de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), qui instruit les dossiers d'agrément, il ne s'agit pas d'un procès contre la PDT : " L'apport de cette discipline est important dans la compréhension du travail. La question, c'est ce qu'en font les cabinets dans un dispositif d'intervention auprès des CHSCT qui a un cadre. "

 

" Une intervention n'est jamais neutre "

Visiblement, la psychodynamique du travail s'accommode mal des critères actuels de l'agrément, définis il y a une dizaine d'années, avant l'évolution législative de 2002 qui a introduit la santé mentale dans le Code du travail. " Dans l'expertise, les méthodologies utilisées doivent chercher à objectiver les problèmes, par le recueil de la parole de l'ensemble des acteurs mais aussi par la production de connaissances, afin de donner des arguments aux membres des CHSCT ", explique Pascale Mercieca, chargée de mission à l'Anact. Trop subjective et imprécise, la psychodynamique ? " Mais la santé psychique, ça ne s'objective pas !, rétorque Bernard Doerflinger, patron du cabinet lyonnais. Nous fonctionnons avec un groupe de volontaires, ceux qui veulent comprendre leur souffrance au travail. Et c'est à eux que nous remettons en priorité le rapport, avant de le rendre au CHSCT. Il n'y a pas de généralisation, ni de vision de l'expert en surplomb qui apporte du conseil. "

 

Repère : la psychodynamique du travail

La psychodynamique du travail est à la fois une discipline et une technique d'intervention qui étudie les enjeux psychiques de l'engagement dans le travail. Avec cette approche, les travailleurs concernés vont analyser les processus inconscients qui permettent ou non de faire face aux contraintes de l'organisation du travail tout en préservant leur santé.

En savoir plus
  • Les enjeux psychiques du travail, par Pascale Molinier, Payot, 2006.

Voilà qui met à mal la position du tiers neutre que doivent adopter les intervenants et requise par les critères. Bernard Doerflinger reconnaît qu'en matière psychique, une intervention n'est jamais neutre : " Toute investigation sur la souffrance mentale produit des transformations des processus psychiques problématiques. " Du coup, l'enquête en PDT est vue comme une " thérapie ", bien qu'elle ne s'apparente en rien à une psychothérapie individuelle. De plus, cette approche considérée comme plus individuelle que collective, subjective et manquant de neutralité, ne cherche pas à fabriquer du consensus. Or c'est l'objectif de l'expertise : donner des informations aux membres des CHSCT pour nourrir le débat entre organisations syndicales et directions et mettre en oeuvre des transformations de l'organisation du travail ou des pratiques professionnelles. " L'enquête PDT apporte aussi des éléments au débat, mais elle donne un coup de projecteur sur des questions où le consensus n'est pas possible d'emblée, comme quand on tombe sur un problème d'éthique. C'est cela qui dérange dans cette méthodologie ", analyse Bernard Doerflinger. Il ne reste donc plus qu'à faire évoluer les critères de l'agrément. " La PDT n'est pas forcément appropriée pour traiter la majorité des risques psychosociaux, mais dans les cas graves, c'est la seule approche qui permette de débrouiller les problèmes ", estime Bernard Doerflinger. Il serait dommage d'en priver les CHSCT.