© Nathanaël Mergui/Mutualité française
© Nathanaël Mergui/Mutualité française

Ces métiers pénibles où il est interdit de vieillir

par Isabelle Mahiou / avril 2020

La réforme des retraites aura relancé le débat sur la pénibilité et sa remise en cause dès le début du quinquennat, en octobre 2017. Pour beaucoup de travailleurs, l’usure professionnelle entraîne l’exclusion de l’emploi bien avant d’avoir atteint l’âge d’équilibre.

N’en déplaise à Emmanuel Macron, de nombreux salariés et agents sont exposés à un travail pénible qui les empêche de s’y maintenir. Les données rassemblées par un collectif d’agents de la direction de l’Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail indiquent que, entre 59 et 61 ans, un senior sur cinq est inactif avant d’avoir liquidé sa retraite ; dans 35 % des cas, c’est à cause d’un problème de santé. Les 55-64 ans sont aussi deux fois plus nombreux que les 30-40 ans à déclarer être à temps partiel pour les mêmes raisons. Et les moins qualifiés sont encore plus concernés par ces deux constats. Or la situation de travail antérieure est impliquée dans cette « hécatombe ». 
Ainsi, « les salariés qui ont exercé pendant au moins quinze ans des emplois pénibles sont moins souvent en emploi, et bien plus souvent limités dans leurs activités quotidiennes », relève la note. Une observation qui rejoint celle-ci, tirée de l’enquête Santé et itinéraire professionnel (SIP) : « Les personnes sorties définitivement de l’emploi avant 60 ans ont des trajectoires stagnantes peu qualifiées et sont plus exposées au cumul de pénibilités physiques que les autres [...]. Leurs carrières sont davantage affectées par une santé plus dégradée. » Inactivité, temps partiel, périodes de chômage et de maladie… Le futur système de retraite par points, en incluant ces périodes dans le calcul des pensions, défavorisera ces salariés par rapport au système actuel des vingt-cinq meilleures années. 

Les femmes de plus en plus concernées

Ce constat n’est pas anodin. Il s’applique à des millions de travailleurs exposés. Si l’enquête Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer) note en 2017 des améliorations, la manutention de charges lourdes reste le lot quotidien de 35 % des salariés. En 2016, selon l’enquête nationale sur cinq répertoriées : port de charges, postures pénibles, travail debout, déplacements longs et à pied, vibrations. Des expositions qui ne peuvent être considérées indépendamment de contraintes organisationnelles toujours très présentes et d’une intensité du travail élevée. 
Les industries extractives et manufacturières, le BTP, le transport-logistique sont très touchés, mais les activités de services prennent le relais, à commencer par le secteur sanitaire. Une analyse de la Dares, menée sur la base de l’enquête Sumer et publiée en décembre dernier, pointe que la pénibilité au travail déclarée par les salariés est la plus élevée dans le secteur hospitalier. A côté des ouvriers, les employés et professions intermédiaires sont donc de plus en plus concernés et, parmi eux, les femmes. Selon la Dares toujours, 70 % des aides-soignants et 63 % des infirmiers et sages-femmes – professions hyperféminisées – se disent exposés à au moins trois contraintes. Horaires nocturnes et atypiques, sollicitations physiques multiples, pression temporelle : ces personnels cumulent les exigences. D’après une analyse réalisée à partir des données du dispositif national Evolutions et relations en santé au travail (Evrest), « l’hôpital arrive devant l’industrie et le BTP, aussi bien pour les contraintes physiques (port de charges et postures) que pour l’intensité du travail (travailler trop vite et sous pression temporelle) », explique Lætitia Rollin, médecin du travail et directrice de l’observatoire Evrest.

« Beaucoup finissent au RSA »

Au fil du temps, ces contraintes sont plus difficiles à supporter. Des mois de contestation ont donné de la visibilité aux difficultés de ces métiers, et la loi présentée par le gouvernement le 3 mars dernier conserve finalement le droit de partir à la retraite à 57 ans pour les aides-soignantes et infirmières de catégorie B, dans le public du moins. Rien de tel pour les ouvriers du BTP, grands oubliés du débat. Selon Frédéric Mau, secrétaire général de la Fédération CGT de la construction, « 50 % d’entre eux ne sont plus en activité à 60 ans, bien souvent pour raison de santé ! Intempéries, manutentions, postures, bruit, vibrations, produits chimiques… la polyexposition est la règle ». Les fins de carrière sont difficiles. « Beaucoup ne font pas reconnaître leurs droits en matière de maladie professionnelle et finissent au RSA », ajoute-t-il. Son syndicat revendique « une retraite à 55 ans, pour préserver le peu de capital santé qui nous reste ». 
Même problématique dans la transformation agroalimentaire, où le travail à la chaîne et en équipes alternées provoque une usure prématurée. « Tenir jusqu’à 60 ans est une gageure, assure Fabien Guimbretière, secrétaire général de la Fédération CFDT. Nombre de salariés de production sont licenciés pour inaptitude avant la retraite, souvent après de longs arrêts de travail. On essaie de les accompagner dans leur déclaration de maladie professionnelle. C’est compliqué pour eux de se former afin de se reconvertir. » Il regrette l’absence d’un accord de branche sur la pénibilité.

Piégés par les seuils

La loi retraite prévoit des aménagements du compte professionnel de prévention (C2P) : ouverture à la fonction publique ; baisse du seuil de reconnaissance du travail de nuit, qui passe de 120 à 100 nuits par an ; cumul plus rapide des points. Entré en vigueur en 2015 sous l’appellation « compte personnel de prévention de la pénibilité » (C3P), il permet aux salariés exposés d’acquérir des points utilisables pour une formation, un temps partiel ou une retraite anticipée. Mais au lieu des 3,3 millions de bénéficiaires prévus par an, moins de 900 000 salariés ont été déclarés par les employeurs en 2016. Soit au plus fort du dispositif, quand celui-ci intégrait dix critères de pénibilité. Depuis, la réforme de 2017 en a supprimé quatre – port de charge, postures, vibrations, produits chimiques –, excluant ainsi quantité de salariés, notamment dans le BTP. 
Une étude de la Caisse nationale d’assurance vieillesse sur les déclarations de 2016 révèle que plus de 50 % des déclarations renvoient au travail de nuit et en équipes alternantes, et un tiers aux quatre critères écartés par la suite. La faible part du BTP dans ces déclarations tend à montrer que les seuils retenus pour les critères port de charges et postures pénibles sont trop élevés. « Le BTP est piégé par les effets de seuil, alors que les salariés cumulent les expositions. Et les entreprises n’ont pas joué le jeu », souligne Pierre-Gaël Loréal, secrétaire confédéral à la CFDT, chargé des questions de santé au travail. La confédération milite pour une réintégration des critères supprimés et pour une meilleure prise en compte des polyexpositions. « On doit être en mesure de négocier dans les branches à partir de l’identification des situations de travail pénibles, estime le cédétiste. En cas d’échec, on propose un système supplétif obligatoire : s’appuyer sur les codes risques de la Sécurité sociale, indices de la sinistralité des entreprises. » 

Quelle reconversion ?

Reste que le meilleur compte pénibilité n’épargne pas de l’usure professionnelle. « L’accent mis sur la prévention via la formation [renforcée par la réforme des retraites avec un congé reconversion rémunéré de six mois, NDLR] est intéressant, juge Catherine Delgoulet, professeur d’ergonomie et directrice du Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt). Mais offrir ce droit à des personnes usées, ce n’est pas éviter l’usure. Et il faut voir quelles sont leurs réelles possibilités de se reconvertir… » La prévention devrait considérer les facteurs de risque à moyenne intensité, intrinsèquement liés au métier – se baisser pour des assistantes maternelles, par exemple – et usants à la longue. Ainsi que les contraintes organisationnelles et psychosociales, car, rappelle l’ergonome, « la pénibilité tient moins à une contrainte spécifique qu’à la conjonction de différents facteurs et à la manière dont ils se cumulent dans l’espace et sur la durée ». Elle met en avant plusieurs pistes : améliorer les conditions de travail, à la fois pour les plus anciens, afin qu’ils puissent rester en poste et mettre à profit leur expérience dans la gestion des risques, et pour ceux qui suivent ; construire des parcours professionnels qui préservent la santé ; distribuer les conditions de travail pénibles sur l’ensemble des postes ; suivre les effets sur la santé des salariés. Cette approche n’exclut pas un rééquilibrage par des retraites anticipées. Car ne pas permettre à des salariés « usés » de liquider leur retraite avant un « âge d’équilibre », c’est les mettre en grande difficulté.

« Un travail soutenable sur toute la carrière »
entretien avec Corinne Gaudart ergonome, directrice de recherche au CNRS (Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique, Conservatoire national des arts et métiers).
Isabelle Mahiou

Comment, aujourd’hui, lier pénibilité et retraite ? 
Corinne Gaudart :
La réforme des retraites est une opportunité pour réfléchir à ce que devrait être un travail soutenable. Les conditions de travail et d’emploi permettent-elles aux salariés de préserver leur santé, leur assurent-elles un parcours professionnel durable ? Il faut passer d’une approche en termes de reconnaissance de la pénibilité à un registre préventif, où la question de l’âge de cessation d’activité est liée aux conditions dans lesquelles s’est déroulé le parcours professionnel. Certes, à court terme, cela implique de prendre en compte la pénibilité pour fixer un âge de départ juste, ce qui relève plutôt de la négociation en vue d’une compensation. Mais, à moyen et long terme, la prévention passe par une transformation du travail pour que les personnes puissent, à tous les âges de la vie, poursuivre leur activité en bonne santé et acquérir des compétences. 

Qu’implique cette transformation ? 
C. G. :
Tout d’abord, d’élargir notre conception de la santé au travail à la possibilité de se développer : la santé se construit aussi dans l’exercice professionnel, notamment à travers l’extension des compétences. Ensuite, il faut dépasser une analyse purement macro des effets sélectifs du travail par catégories d’âge ou par métiers pour s’intéresser aux processus de vieillissement à l’échelon individuel à travers les itinéraires. Intégrer le travail concret dans une politique de prévention passe par l’articulation de ces deux approches, quantitative et qualitative. Enfin, élargir notre définition de la pénibilité est une nécessité. Il existe un premier niveau de facteurs physiques, bien établis par l’épidémiologie et souvent repérés par le document unique d’évaluation des risques ; le compte de prévention de la pénibilité en liste certains. Mais d’autres facteurs sont évacués, en particulier les facteurs de risques psychosociaux. De plus, la pénibilité peut être ressentie dans une situation de travail qui n’est pas évaluée « pénible » d’un point de vue épidémiologique, mais qui provoque des troubles infrapathologiques [douleurs, fatigue, difficultés à faire des gestes précis, NDLR] agissant sur la possibilité de durer dans son poste. 

Comment procéder ? 
C. G. :
Il est indispensable d’articuler politiques publiques au niveau intermédiaire – branche ou entreprise – et compréhension fine à l’échelle des situations de travail. On ne part pas de zéro. Il existe des connaissances et des acteurs dans les entreprises, les institutions de prévention, les réseaux de chercheurs… qui peuvent être mobilisés pour soutenir des expérimentations dans le cadre d’actions concertées. Améliorer les conditions de travail, limiter les expositions trop longues, repenser les parcours : ces actions peuvent être négociées au plus près des spécificités des secteurs d’activité. En retour, ces expériences alimenteraient l’élaboration de règles et de modalités d’accompagnement des branches professionnelles, en lieu et place de dispositifs descendants. 

A lire
  • « L’emploi des seniors avant la retraite. Peut-on demander à l’ensemble de la population française de travailler jusqu’à 64 ans ? », Collectif de mobilisation des agents de la Dares soutenu par la CGT, janvier 2020.
    « Trajectoires professionnelles et de santé et sorties définitives de l’emploi avant 60 ans », par Marc Collet, Nicolas de Riccardis et Lucie Gonzalez, Dossiers solidarité et santé n° 45, octobre 2013, Drees. 
    « Travailler à l’hôpital : quels enjeux avec l’avancée en âge ? », par Anne-Françoise Molinié, Evrest résultats n° 13, août 2019.
    « Salariés déclarés exposés à des risques de pénibilité en 2016 : portrait », par Cécile Brossard et Ida Falinower, Retraite et Société n° 77, 2017.