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Des métiers en tension car trop pénibles

par Joëlle Maraschin / janvier 2022

La pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs d’activité pourrait se résorber, si les conditions de travail s’amélioraient. Un domaine dans lequel les entreprises disposent de marges de manœuvre.

Ils étaient employés dans l’hôtellerie-restauration, la construction, les services à la personne ou encore le transport de voyageurs. Mais, après la période de chômage partiel imposée par la pandémie, ils ne sont pas revenus dans leur entreprise. De nombreux salariés ont cherché ailleurs une herbe plus verte, désertant notamment les mauvaises conditions de travail. Les services statistiques du ministère du Travail estiment, par exemple, que l’hébergement-restauration1 a perdu entre février 2020 et février 2021 près de 240 000 employés. « La crise sanitaire a permis une prise de conscience, les salariés ne veulent plus être corvéables à merci », souligne Stéphanie Dayan, secrétaire nationale de la Fédération des services CFDT, en charge des négociations en cours sur les rémunérations et les conditions de travail.
Certes, le taux de rotation des effectifs dans la branche est habituellement très élevé : 30 % des salariés s’en vont chaque année. Les départs étaient jusqu’alors compensés par le flux de nouveaux arrivants. Or, dans ce secteur particulièrement touché par l’épidémie, le nombre de recrues a été diminué par deux, davantage de travailleurs s’étant tournés vers d’autres activités.
Car celui-ci fait appel à de nombreux contrats courts, le temps partiel est fréquent, tout comme les horaires atypiques. Les coupures entre services imposent des amplitudes horaires considérables. Et cette flexibilité exigée n’est pas compensée par les rémunérations. De plus, le nouveau mode de calcul des allocations-chômage, pénalisant pour les salariés qui alternent périodes travaillées et sans emploi, a pu dissuader les candidats de s’engager dans des métiers marqués par des contrats de courte durée ou saisonniers. Michèle Forté, économiste à l’Institut du travail de l’université de Strasbourg, le constate : « Le secteur ne sait pas retenir ses effectifs alors que leur renouvellement constant a pourtant un coût. Le turn-over témoigne d’un mode de gestion de la main-d’œuvre. » Qui atteint aujourd’hui ses limites.

Des milliers de routiers manquent à l’appel

Mais la pénurie touche bien d’autres milieux professionnels. Une étude de la direction de l’Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail, publiée en octobre dernier2 , donne plusieurs raisons à ce phénomène, observé dans une trentaine de métiers, et qui n’est pas nouveau : manque de personnel formé, mauvaises conditions de travail, inadéquation géographique entre l’offre et la demande, etc. Dans un quart des cas, les « tensions proviennent plutôt de conditions de travail révélant un problème d’attractivité » ; sont cités les aides à domicile, les conducteurs routiers, des ouvriers de l’industrie et du bâtiment, ainsi que les serveurs. Dans un cas sur cinq, les conditions de travail et le besoin de formation contribueraient ensemble au problème ; sont ici concernés la plupart des métiers de bouche mais aussi les aides-soignantes. Et la Dares de conclure : « L’apaisement des difficultés de recrutement (et la baisse du chômage) pourrait donc aussi passer par l’amélioration des conditions de travail et/ou la revalorisation des salaires dans certains métiers. » Au 3e trimestre 2021, un peu moins de 300 000 emplois vacants étaient comptabilisés, tandis que près de 6,5 millions de Français pointaient dans le même temps au chômage.
Tout autant que l’hôtellerie-restauration, le transport est à la peine. Il manquerait, selon la Fédération nationale des transports routiers (FNTR) près de 50 000 professionnels. Temps de travail mensuel pouvant atteindre 220 et même 240 heures, éloignement du domicile peu conciliable avec une vie privée et familiale… le quotidien de conducteur routier ne séduit plus. « Alors que notre métier est de rouler, on nous demande de charger et décharger nos camions pour réaliser des économies », déplore Christophe Denizot pour la Fédération des transports routiers SUD-Solidaires. Viennent s’ajouter des exigences accrues de productivité dans un marché très concurrentiel, théâtre d’un dumping social avec les pays d’Europe de l’Est. Les employeurs tentent d’attirer des jeunes, en pariant sur les nouvelles technologies embarquées. « Mais le sentiment de liberté est de plus en plus réduit avec les technologies de localisation. Les conducteurs doivent tenir les délais et ne disposent même plus de l’autonomie qui faisait, à tort ou à raison, l’une des marques du métier », ajoute Christophe Mundutéguy, chercheur en ergonomie à l’université Gustave- Eiffel, à Marne-la-Vallée (Seine-et-Marne).
Du côté de l’aide à domicile, la crise sanitaire a exacerbé des problèmes de recrutement déjà graves. En dépit du vaste chantier lancé par le gouvernement en faveur des « métiers du grand âge et de l’autonomie », ces professions restent peu attractives : temps partiel subi et faible rémunération en conséquence, horaires morcelés et longues amplitudes, pénibilité physique, isolement… Les taux d’accidents du travail et de maladies professionnelles dans cette branche dépassent ceux du BTP, un secteur connu pour sa sinistralité élevée. Ce dernier déclare également avoir du mal à embaucher. Pour Nicolas Jounin, sociologue et auteur de l’ouvrage Chantier interdit au public, les discours des employeurs du bâtiment sur la pénurie datent… de la fin du XIXe siècle : « Cette rhétorique a permis de justifier le recours à une main-d’œuvre d’origine étrangère moins payée ou à des travailleurs détachés. »

Repenser les organisations

Dans les secteurs traditionnellement identifiés comme pénibles, comme l’agroalimentaire ou la construction, « la pandémie révèle aussi une crise du travail, analyse Fabien Coutarel, enseignant-chercheur en ergonomie à l’université Clermont-Auvergne. Se pose la question du sens de son activité, des possibilités en termes d’épanouissement et de construction de soi ». Les branches qui ont misé sur la déqualification et la dévalorisation du travail plutôt que sur le développement humain sont parmi celles les plus touchées par la fuite des candidats.
Certaines organisations du travail apparaissent comme un repoussoir. Anne Frétel, économiste à l’université Paris 8, cite l’exemple d’une entreprise de nettoyage qui fixe la prise de poste à 5 heures du matin : « Seules les personnes véhiculées sont en mesure de répondre à cette exigence, constate-t-elle. Les employeurs devraient repenser leur organisation afin d’étendre le vivier des candidats. » De même qu’ils auraient intérêt à faire des efforts sur l’intégration des nouvelles recrues dans le collectif, gage d’un recrutement réussi.

Une démarche participative

Car si les entreprises n’ont guère de prise sur l’adéquation compétences-emploi ou sur l’attractivité du territoire où elles sont installées, elles ont en revanche des marges de manœuvre sur les conditions de travail. Et pour convaincre les candidats, « agir sur la qualité de vie au travail peut constituer un levier efficace », selon Alain Chevance, chargé de mission à l’Association régionale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract) de Bretagne. Celle-ci a proposé à une quinzaine de patrons une démarche participative pour qu’ils s’investissent avec leur personnel sur le recrutement, la fidélisation et le maintien dans l’emploi. « Les salariés sont au plus près du réel du travail, c’est auprès d’eux qu’il est possible de récolter des propositions pertinentes », ajoute Alain Chevance.
Ainsi, une entreprise de transport routier, confrontée à des démissions fréquentes de conducteurs récemment engagés, a mis en place des séances d’échanges sur les pratiques de travail. Préoccupé par un turn-over important, un service d’aide à domicile a repensé tournées et plannings afin de limiter les temps de déplacement et le nombre de week-ends travaillés. Pour sa part, l’Aract Centre-Val de Loire a créé un outil appelé « Dessine-moi le travail ! », destiné aux acteurs de l’emploi. Il permet des discussions sur les métiers avec des salariés, des chômeurs, des jeunes en formation afin d’identifier les freins à l’embauche. Des échanges qui sont ensuite restitués aux entreprises : « Cette démarche a été utilisée pour les secteurs de l’aide à domicile, des transports et de la logistique », précise Isabelle Freundlieb, directrice.
Soucieux des répercussions économiques de ces pénuries, les pouvoirs publics ont saisi en septembre le Conseil économique, social et environnemental (Cese) afin que celui-ci planche sur les moyens d’y remédier. C’est l’occasion ou jamais de mettre sur la table la réflexion sur l’amélioration des conditions de travail. Une urgence sociale.

« Un déficit de qualité d’emploi et du travail »
entretien avec Christine Erhel, professeure au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et directrice du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET)
Joëlle Maraschin

Avec Sophie Moreau-Follenfant, vous avez été chargée d’une mission sur la reconnaissance de la mobilisation des « travailleurs de la deuxième ligne » face au Covid-19 par la ministre du Travail. Les avez-vous identifiés ?
Christine Erhel : Pour le secteur privé, 4,6 millions de personnes sont considérées comme travailleurs de deuxième ligne. Nous avons croisé deux critères pour les identifier. Le premier est l’exposition potentielle à des risques de contamination dans un contexte de pandémie, en raison de contacts rapprochés avec le public ou entre travailleurs. Le second critère concerne les salariés qui ont continué à travailler sur site lors du premier confinement. Cela a permis d’identifier 17 métiers qui sont, pour l’essentiel, ceux des transports, des services comme l’aide à domicile, de la propreté, du gardiennage ou de la sécurité, du commerce alimentaire, de l’agriculture ou encore du bâtiment et de l’industrie.

Qu’est-ce qui est le plus marquant dans votre diagnostic ?
C. E. : Les métiers de la deuxième ligne se caractérisent par un déficit de qualité de l’emploi et du travail par rapport à la moyenne des salariés du privé. Nous nous sommes intéressées à six dimensions : salaires et rémunérations, conditions d’emploi et type de contrats, conditions de travail, conciliation vie professionnelle et vie familiale, perspectives de carrière et enfin dialogue social. S’ils ne connaissent pas tous les mêmes difficultés, on observe dans l’ensemble une forte présence de CDD et d’intérim, de temps partiels, de faibles rémunérations, d’horaires atypiques. Nombre d’entre eux présentent de fortes expositions à des risques physiques, en particulier les métiers du bâtiment, des industries agroalimentaires, de l’entretien ou encore de l’aide à domicile. Ils déclarent globalement deux fois plus d’accidents au cours de leur travail.
Notre idée était de cibler pour chaque métier les problèmes qui peuvent se poser afin de stimuler les négociations de branche ou d’entreprise. Certaines branches ont entrepris des discussions sur une meilleure reconnaissance mais nous en dressons un bilan mitigé. Un des enjeux est pourtant de renforcer l’attractivité alors que les difficultés de recrutement ont tendance à s’aggraver.

Quels pourraient être les leviers d’amélioration ?
C. E. : La dimension rémunération est importante. Elle dépend des négociations de branche mais aussi des arbitrages des pouvoirs publics, beaucoup de ces salariés étant payés au Smic. Pour autant, la revalorisation du salaire horaire ne suffira pas à faire sortir de la pauvreté les travailleurs à temps partiel. Il est nécessaire de réfléchir à une augmentation de leurs heures de travail. Autre levier à mobiliser, l’organisation du temps de travail. Certaines contraintes horaires tiennent à la nature même des métiers, mais dans d’autres cas, l’organisation du travail conduit à des horaires fragmentés ou atypiques alors qu’il serait pourtant possible de faire autrement.

A LIRE
  • Rapport de reconnaissance et de valorisation des travailleurs de la « deuxième ligne », par Christine Ehrel et Sophie Moreau-Follenfant, 21 décembre 2021.

  • 1« Hébergement-restauration : quelle évolution des effectifs avec la crise ? », par Victor Barry, Tristan Paloc et Justine Obser, Dares Focus n° 52, septembre 2021.
  • 2« Quelle relation entre difficultés de recrutement et taux de chômage ? », par Sébastien Grobon, Ismaël Ramajo et Dorian Roucher, Dares, 1er octobre 2021.