© Christine Tamalet
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« Des métiers très mal payés, avec une pénibilité spécifique »

entretien avec Emmanuel Carrère, réalisateur, scénariste et écrivain
par Corinne Renou-Nativel / 12 janvier 2022

Le film Ouistreham sort aujourd’hui en salle. Inspiré du livre de la journaliste Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham, il relate la découverte du quotidien de femmes de ménage, par une écrivaine en immersion. Entretien avec le réalisateur, Emmanuel Carrère.

Pourquoi avez-vous souhaité transcrire au cinéma Le quai de Ouistreham, de Florence Aubenas ? En quoi le récit qu’elle y fait des difficiles conditions de travail dans le secteur du nettoyage vous a-t-il inspiré ?
Emmanuel Carrère : Avant qu’il soit question que je l’adapte, je l’ai lu deux fois, énormément frappé par cette réalité sociale. En dehors des travaux de sociologues, il m’a semblé que c’était la première fois qu’on la montrait de façon aussi vivante et humaine à destination d’un large public, ce qui a participé à une prise de conscience. Comme le livre de Florence Aubenas, le film montre les conditions de travail de femmes, pour l’essentiel, dans les métiers de la propreté, qui représentent 2 millions de personnes en France. Des métiers très mal payés, avec une pénibilité et des horaires spécifiques. Ces employées travaillent avant ou après les autres salariés, ce qui conduit à des horaires très malcommodes et fractionnés, comme Marianne, l’héroïne du film, qui arrive dans des bureaux à 5 heures ou 6 heures du matin pour les nettoyer seule, dans une activité très désocialisée.

Au centre du film, comme du livre, on retrouve le travail de ménage dans les ferries de Ouistreham, avec trois rotations pendant des escales d’une heure et demie, entre 6 heures et 23 h 30...
E. C. :
Comme le dit Nadège, la contremaître des équipes de nettoyage, le ferry, c’est « l’opération commando », avec 4 minutes à deux pour laver une cabine et 230 chambres pour l’équipe à laver en une heure et demie. Marianne évoque la douleur des épaules et leur crispation qui dure même pendant le sommeil. Le film montre la répétition et la rapidité obligatoire. Mais le ferry est aussi le lieu où il existe un groupe, une sociabilité.

Plus de dix ans après l’enquête de Florence Aubenas, comment ont évolué les conditions de travail sur les ferries ? Avez-vous dû transformer la matière du récit ?
E. C. : La situation a plutôt empiré. Le côté esclavagisant s’est encore accentué. Tout le travail est effectué sous l’autorité de prestataires dont la seule marge de manœuvre pour moins payer les employées est de faire réaliser le travail en moins de temps. Il n’existe aucune attention au fait qu’elles doivent avoir dans la même journée deux ou trois jobs dans des endroits parfois très éloignés, ce qui les conduit à dépenser une partie de leur paie en carburant. Depuis le livre, il y a eu le mouvement des gilets jaunes, admirablement couvert par Florence Aubenas dans ses articles du Monde. Mouvement qui a commencé sur la question de l’augmentation des taxes sur l’essence.
Ce qui a véritablement changé depuis le livre, c’est la présence des migrants. Pour prétendre à une vérité documentaire, nous ne pouvions pas faire l’impasse sur cette réalité. En arrivant au travail en voiture, les femmes qui travaillent sur les ferries longent les colonnes de migrants au bord de la route obligés de se lever très tôt comme elles. Mais leurs vies ne se croisent pas. Elles se disent : « Il y a toujours plus malheureux que nous. » Une réalité qui ne justifie pas l’extrême dureté de leurs conditions de travail.

En savoir plus

A lire

Filmographie d’Emmanuel Carrère, réalisateur

  • 2022 : Ouistreham, fiction.
    2005 : La moustache, fiction.
    2003 : Retour à Kotelnitch, documentaire.