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« Mettre en valeur l’importance politique de l’autonomie au travail »

entretien avec Thomas Coutrot, économiste
par Rozenn Le Saint / juillet 2022

Entré en 1990 au ministère du Travail, l’économiste et statisticien Thomas Coutrot y coordonnait les études sur la santé au travail depuis 2003. Parti en retraite en juin, il continue ses activités de recherche, axées sur les questions de démocratie au travail.

Quelles sont les principales évolutions du monde du travail que vous avez pu observer au cours de votre carrière de statisticien ?
Thomas Coutrot : D’abord, il y a eu une accélération des rythmes de travail, des années 1980 jusqu’au début des années 2000. Depuis, l’intensité du travail s’est stabilisée, à un niveau élevé, mais on observe une érosion régulière de l’autonomie dans le travail. Enfin, nous avons constaté l’émergence de problématiques nouvelles, comme la question des conflits éthiques. Le rapport Gollac, issu du collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux, a guidé une refonte des enquêtes pilotées par la direction de l’Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques. Des investissements méthodologiques ont permis une amélioration de la qualité de nos outils, avec l’enquête Conditions de travail - risques psychosociaux, menée en 2013, 2016 et 2019, et bientôt en 2024. En attendant, nous avons réalisé en urgence, début 2021, une enquête sur le travail pendant la crise sanitaire, TraCov.

Quelles leçons sur le travail peut-on tirer de la crise sanitaire ?
T. C. :
Au début de la pandémie, il y a eu un relâchement du management par le chiffre. Cela a été visible à l’hôpital, mais pas seulement. Partout, il a fallu se réorganiser face à l’urgence, et les logiques gestionnaires sont devenues moins prioritaires. Il y a certes eu une intensification du travail mais aussi une bouffée d’oxygène du côté de l’autonomie, au moins pendant quelques mois. Puis les managers ont repris la main pour restaurer l’empire des procédures et du reporting. Mais cela a quand même été intéressant car beaucoup ont vu que l’on pouvait travailler autrement et mieux.
Ensuite, et sans doute en lien avec ce qui précède, la crise sanitaire a accéléré un phénomène de quête de sens. Redonner du sens au travail est d’ailleurs le thème du prochain livre que je prépare, avec Coralie Perez1 , et qui va paraître en septembre. Beaucoup de gens se sont dit que c’était le moment de reconsidérer ce qu’ils faisaient. On parle beaucoup du Big Quit, ce mouvement de démission important aux Etats-Unis actuellement. Le taux de démission augmentait dans les années 2010, mais cela s’est accéléré avec la crise sanitaire. En France aussi, on a tout un débat sur les difficultés de recrutement, avec des démissions dans le secteur de la santé et du médico-social, l’hôtellerie-restauration, ou encore ces jeunes diplômés qui renoncent à des carrières faciles dans des grands groupes pour privilégier des PME à visage humain ou même pour bifurquer complètement vers autre chose. Cette quête multiforme de sens me semble être un levier important de transformation et de démocratisation du travail.

Dans votre livre Libérer le travail, vous expliquiez que la progression de l’extrême droite et de l’abstention s’appuie en partie sur le manque d’autonomie dans le travail. Quelle est votre lecture des résultats de la dernière élection présidentielle ?
T. C. :
Il y a un recul tendanciel de l’autonomie au travail, lié au lean management, à la mise en chiffres et en procédures du travail. Il s’agit de déterminants structurels, qui ne changent pas entre deux élections. A la présidentielle de 2017, les salariés les plus soumis à un travail répétitif se sont davantage abstenus ou ont voté en faveur de l’extrême droite. C’est vrai à profession donnée, ce n’est donc pas un effet lié à la classe sociale. Il y a une contagion, de la sphère professionnelle à la sphère civique, d’un habitus de résignation ou de soumission à une autorité censée régler les problèmes. Le vote Mélenchon est lui aussi associé à un manque d’autonomie dans le travail. Il s’agit là sans doute davantage d’un vote de refus, de révolte, qui va nourrir une combativité syndicale, ou alors une recherche de sens hors du salariat. Quoi qu’il en soit, la crise de la démocratie politique résulte pour partie du déclin de la démocratie au travail. Mais lors de la dernière présidentielle, ce thème a été absent des débats. Les courants syndicaux, associatifs ou intellectuels qui portent cette exigence sont sans doute encore trop faibles.

Comment est-il possible de porter davantage les questions d’organisation du travail dans le débat public ?
T. C. :
Mettre en valeur l’importance politique de l’autonomie individuelle et collective au travail, c’est l’ambition des Ateliers travail et démocratie, que nous avons lancés en mars 2020. L’idée est de peser sur le débat politique en menant une enquête permanente sur la liberté et la démocratie au travail. Nous sommes une petite équipe, composée d’une vingtaine de chercheurs, syndicalistes et intervenants en santé au travail, tels que des experts auprès des CSE.
Notre activité est articulée autour de quatre ateliers. Le premier concerne le travail et l’éthique du care, qui ne doit pas être réservée aux métiers du soin. Ce paradigme peut être beaucoup plus transversal : le travail doit permettre de prendre soin de soi, des autres et de la nature. Le deuxième atelier a trait au lien entre travail et écologie ; le troisième, à la question du « travail démocratique » : quel bilan peut-on tirer des expérimentations en matière d’organisation démocratique du travail ? Le quatrième atelier, sur les « enquêtes ouvrières », s’intéresse aux expériences d’action syndicale partant d’enquêtes menées par les salariés sur leur travail réel. L’action s’ancre dans le rapport subjectif des salariés à leur travail et les conflits éthiques qui s’y jouent. On peut ainsi redonner une dynamique au militantisme syndical. Je compte effectuer une recherche sur ces expériences. A partir de septembre, je serai d’ailleurs chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales, une autre activité que je me suis prévue pour ma « retraite ».

  • 1Ingénieure de recherche au Centre d’économie de la Sorbonne, université de Paris 1.
A lire
  • Parmi les publications de Thomas Coutrot :
    Libérer le travail, Seuil, 2018.
    Jalons vers un monde possible : redonner des racines à la démocratie, Le Bord de l’eau, 2010.
    Démocratie contre capitalisme, La Dispute, 2005.
    Critique de l’organisation du travail, La Découverte, 2002.