© Nathanaël Mergui/Mutualité française
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Michel Gollac : le sociologue qui chiffre les conditions de travail

par Nathalie Quéruel / juillet 2013

Reconnu comme un des meilleurs spécialistes des conditions de travail, ce statisticien et sociologue s'est attaché, au fil de sa carrière, à livrer données et analyses pour permettre de "changer le travail dans un sens favorable à la santé".

Le colloque international "Quelles actions pour un autre travail ?", qui s'est tenu les 10 et 11 juin, aura été un des derniers événements de la carrière de Michel Gollac, directeur du laboratoire de sociologie quantitative du Centre de recherche en économie et statistique (LSQ-Crest). Et, d'une certaine façon, il est emblématique du parcours de ce statisticien et sociologue, qui n'a cessé d'observer les conditions de travail et d'expliquer les raisons de leur évolution. A la veille de partir en retraite, il affirme tranquillement n'avoir jamais été un fanatique du boulot. Son compère, le sociologue Christian Baudelot, avec lequel il a écrit en 2003 Travailler pour être heureux ?, le confirme : "Il dit ne jamais travailler le week-end et sait prendre de la distance, mais cela ne l'empêche pas d'être profondément engagé et de faire plus que ce que son métier exige. Son travail a un sens, celui de corriger les inégalités pour plus de justice sociale

Michel Gollac en 5 dates

1952 : naissance à Paris.

1987 : entrée au service des études et de la statistique du ministère du Travail.

1991 : arrivée au Centre d'études de l'emploi.

2008 : animation du groupe d'experts devant définir des indicateurs de suivi des risques psychosociaux.

2011 : création du Groupe d'études sur le travail et la souffrance au travail (Gestes).

"Comprendre l'enchaînement des phénomènes"

En témoigne son implication dans le Groupe d'études sur le travail et la souffrance au travail (Gestes), initiateur du colloque. Lorsque, début 2011, la région Ile-de-France lance un appel à projets sur ce thème, dans le cadre des "domaines d'intérêt majeur" (les secteurs de recherche prioritaires), il y répond illico avec Jérôme Pélisse, directeur du laboratoire de sociologie Printemps1 "Malheureusement, si l'on peut dire, il n'y avait guère de concurrence !, raconte-t-il. Or il est important de développer la recherche dans ce domaine, où certains éléments sont certes connus, mais pas à fond, et d'autres moins. Est-ce qu'on peut changer le travail dans un sens favorable à la santé ? Comment ? Quels peuvent être les acteurs porteurs de ce changement ? Nous disposons de peu d'analyses et d'évaluations." Le Gestes donne une grande place à la pluridisciplinarité, en rassemblant aussi bien des anthropologues que des médecins, des économistes, des psychologues, des spécialistes des sciences de gestion comme des sciences politiques. Une approche que défend Michel Gollac pour "comprendre l'enchaînement des phénomènes", un préalable à l'action afin que celle-ci ne s'avère pas contre-productive.

Diplômé de Polytechnique et de l'Ecole nationale de la statistique et de l'administration économique (Ensae), trajectoire naturelle pour un jeune élève "bon en maths" - et néanmoins enclin aux tendances révolutionnaires de l'époque -, il commence sa vie professionnelle à l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), en Picardie. Le nez dans les données, il s'intéresse rapidement à la sociologie pour "s'ouvrir", en particulier grâce aux travaux d'Alain Desrosières, cofondateur du Groupe de sociologie politique et morale, et aux écrits de Pierre Bourdieu. En 1987, il entre au ministère du Travail comme chef de la division conditions de travail du service des études et de la statistique, la future Dares2 "Le thème me parlait. Personnellement, je n'aime pas travailler dans de mauvaises conditions, et l'idée qu'elles puissent démolir la santé des gens me démonte. Issu d'une famille qui comptait des ouvriers, j'ai pu le constater." Il introduit alors des innovations dans l'enquête nationale Conditions de travail, notamment des questions sur les nouvelles technologies et sur l'organisation des entreprises.

"Un consensus large, mais pas mou"

Passé en 1991 au Centre d'études de l'emploi (CEE), Michel Gollac sera vite rattrapé par les conditions de travail. Les résultats de l'enquête de cette année-là montrent une forte dégradation par rapport aux éditions de 1978 et 1984. "Ce bouleversement du paysage s'expliquait par l'introduction en France de nouvelles méthodes de management, entraînant une forte intensification du travail, le tout se télescopant avec une prise de conscience des salariés sur les enjeux de santé et d'environnement", commente-t-il. Pour Jérôme Pélisse, Michel Gollac est un des chercheurs qui a le mieux porté la question de l'intensification du travail : "C'est un statisticien qui réfléchit sur la construction des chiffres et leur usage ; son article sur le sens des données3 m'a beaucoup marqué. Mais c'est aussi un sociologue, capable d'analyser la perception des gens sur leurs propres conditions de travail. Ce double regard lui a permis de mettre en lumière la rupture que révélaient les résultats de l'enquête de 1991."

Ses connaissances le décrivent comme quelqu'un de rare dans le milieu : un mélange de flegme et d'humour, un esprit peu dogmatique mais exigeant qui donne la priorité à l'enquête et aux faits, une personnalité assez conciliante mais qui ne se détourne jamais de sa ligne scientifique et morale, un disciple de Bourdieu mais plutôt affranchi. Devenu une référence en matière de conditions de travail - le livre sur ce thème coécrit avec Serge Volkoff est, dit-on, un classique -, Michel Gollac se voit confier une mission épineuse en 2008. Suite aux suicides de salariés de grandes entreprises qui font la une, le rapport Légeron-Nasse recommande de construire des indicateurs pour le suivi statistique des risques psychosociaux. Le chercheur, récemment nommé à la tête du laboratoire de sociologie quantitative du Crest, va alors animer pendant deux ans un collège d'experts internationaux de diverses disciplines, qui rendra son rapport en mars 2011. "Au départ, certaines positions semblaient irréconciliables, se souvient-il. Nous avons largement débattu, notamment sur les facteurs de risque dits "individuels" et sur le travail émotionnel. Et nous sommes parvenus à dégager un consensus large, mais pas mou."

"Une culture encyclopédique"

On lui reconnaît d'avoir orchestré la réflexion avec rigueur et dynamisme, en respectant la diversité des points de vue. "Michel Gollac possède une culture encyclopédique qui lui permet de parler aussi bien de psychanalyse que d'histoire, relate Marceline Bodier, statisticienne à l'Insee et secrétaire scientifique du groupe d'experts. Sa compréhension des sciences humaines a beaucoup compté dans les travaux de ce collège pluridisciplinaire." Lui se félicite que le rapport n'ait pas été enterré, nombre de ses pistes venant nourrir les prochaines enquêtes de la Dares.

A ses yeux, les chiffres ont l'avantage de mettre les problèmes à l'agenda. Si on lui demande ce que peut bien être la "sociologie quantitative", il répond qu'il s'agit tout simplement de faire de la sociologie, mais en s'appuyant sur des méthodes quantitatives, qu'il juge sous-utilisées en France et singulièrement dans le domaine du travail. "On peut se dire que rien n'est mesurable dans le monde social, pas plus le chômage, dont les données agrègent des situations très différentes d'un chômeur à l'autre, que les facteurs de risque psychosociaux. Les chiffres simplifient la complexité du réel, mais ils montrent des tendances et surtout des relations. En regardant la façon dont ils sont construits, en les confrontant à d'autres démarches, à l'observation clinique par exemple, il est alors possible d'envisager des actions efficaces qui peuvent changer l'univers du travail." Il laisse maintenant ce soin à d'autres. Pour se tourner vers la montagne et consacrer son temps à sa passion, la randonnée, tant qu'il est un "jeune vieux". Du bonheur d'en avoir fini avec le travail...

  • 1

    Laboratoire Professions, Institutions, Temporalité (université Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines).

  • 2

    Direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques, créée en 1993.

  • 3

    "Des chiffres insensés ? Pourquoi et comment on donne un sens aux données statistiques", Revue française de sociologie n° 38-1, 1997.

En savoir plus
  • Les conditions de travail, par Michel Gollac et Serge Volkoff, coll. Repères, La Découverte, 2000 (réédité en 2007).

  • Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France par Christian Baudelot et Michel Gollac, Fayard, 2003.