Michel Guillemin, hygiéniste suisse... mais pas neutre

par Frédéric Lavignette / janvier 2009

A la veille de la retraite, Michel Guillemin, cofondateur de l'Institut universitaire romand de santé au travail, défend avec fierté le modèle pluridisciplinaire de prévention qu'il a mis en oeuvre en Suisse et sa propre discipline : l'hygiène du travail.

En Suisse, je passe pour un idéaliste. Il n'y a que dans le cercle professionnel qu'on me témoigne de l'égard." L'homme est un peu amer. Mais c'est moins pour son ego que pour la santé au travail que Michel Guillemin se désole. Français d'origine, adopté par la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, cet hygiéniste du travail et quelques autres pionniers militent depuis longtemps pour que les travailleurs helvètes ne soient plus seuls face au risque. Non sans difficultés.

 

Un léger goût d'inachevé

 

Tout commence dans les années 1960, période d'éveil pour les consciences de quelques-uns. Vers 1965-1966, un médecin du Jura constate un taux élevé de leucémies chez les horlogers de la région. Rapidement, un lien est établi entre leur profession et le benzène, substance abondamment utilisée dans l'activité horlogère. Dès lors, le "procès du benzène" défraie la chronique. A cette occasion, l'opinion publique découvre que la santé au travail est loin d'être une priorité nationale. "En Suisse, tout est parti de ce procès, raconte Michel Guillemin. La médecine du travail s'est rapidement mise en place, l'hygiène au travail a suivi le pas et des associations se sont constituées. C'est grâce à cette dynamique de la fin des années 1960 qu'est né notre actuel Institut universitaire romand de santé au travail [IST] de Lausanne."

Après avoir cédé son poste de directeur de l'Institut en 2005, il s'apprête aujourd'hui à quitter ses responsabilités de professeur extraordinaire à la tête du pôle Environnement du travail de la structure. L'heure de la retraite ayant sonné, il abandonne son action avec un léger goût d'inachevé, malgré une carrière richement remplie. Plus de trente ans après l'amorce du mouvement en faveur de la santé des travailleurs, la Suisse n'a répondu que localement à la nécessité de prévenir les risques professionnels. Sur les 26 cantons que compte le pays, seuls ceux de Vaud et de Genève font vivre un institut de santé au travail. Au niveau national, aucun dispositif n'existe et rares sont les politiques à s'intéresser à cette problématique. "Parmi la centaine de députés que nous avons, seuls trois ou quatre avancent des propositions, constate Michel Guillemin. Le gouvernement les laisse parler et, au final, rien ne se fait."

Pourtant, la Suisse dans sa globalité n'est pas exempte de maladies professionnelles. Quand on lui demande d'en exposer la répartition selon les différents secteurs d'activité, Michel Guillemin dénonce le manque de données fiables : "Les statistiques officielles sont sans intérêt. Elles travestissent en permanence la réalité."

 

Pas de reconnaissance des TMS

 

Selon de récentes études de l'IST, les salariés des sociétés de services et des PME, principaux employeurs helvètes, souffrent notamment de stress et de troubles musculo-squelettiques (TMS). Mais peu osent s'en plaindre, les TMS n'étant pas reconnus comme maladies professionnelles. Les médecins du travail, quasi inexistants dans les entreprises, ne peuvent pas non plus les aider à tirer le signal d'alarme. Quant aux syndicats, "le thème de la santé au travail ne les intéresse pas", déplore Michel Guillemin.

Quelques procès sont bien intentés par des salariés, mais ils concernent surtout l'amiante. Grâce au Comité d'aide et d'orientation des victimes de l'amiante (Caova), une structure calquée sur le modèle français de l'Andeva1 , les malades tentent de faire admettre leurs pathologies en maladies professionnelles. "Ils ont toujours perdu", souligne le futur retraité avec amertume.

Malgré ce panorama plutôt sombre, les acteurs de la santé au travail en Suisse ne sont pas restés inactifs. En effet, estime Michel Guillemin, "aussi vrai que la Suisse a tout à apprendre de la France en matière de politique de santé au travail, la France a tout à apprendre de la Suisse en matière de pluridisciplinarité". A ce titre, l'Institut romand est un exemple de synergie entre spécialités en vue de faire progresser la prévention. "Lorsqu'on est appelé dans une entreprise pour étudier un problème particulier, nous y allons à plusieurs, explique-t-il. Chacun avec notre regard, nous apportons de cette façon des solutions efficaces pour tenter de le résoudre." C'est ainsi que le médecin du travail ne se déplace jamais, quand il intervient sur un site, sans un ergonome, un ingénieur chargé de sécurité ou un hygiéniste du travail.

Pour l'actuelle directrice de l'IST, Brigitta Danuser, cet aspect multiforme du dispositif local de santé au travail est une réussite. Il mériterait donc d'être étendu à l'échelle de tout le territoire. "Même si nous ne disposons pas encore d'un grand nombre de spécialistes, admet-elle, nous sommes au moins parvenus à un niveau correct d'intervention. Les différentes disciplines dont est doté l'Institut nous fournissent pour cela de précieux résultats." Michel Guillemin considère ainsi que les hygiénistes du travail devraient être mieux représentés en France : "Cette discipline est assez floue pour les Français. Chez vous, la priorité semble s'être portée sur les médecins du travail, à qui l'on demande de tout réaliser." Chimiste de profession, c'est aux Etats-Unis qu'il a découvert cette discipline et qu'il s'est spécialisé, à la fin des années 1970. "L'hygiène du travail, détaille-t-il, c'est la connaissance de l'environnement professionnel. Savoir détecter les problèmes, les évaluer et les anticiper tout en tenant compte des impacts éventuels sur l'environnement général. Une maîtrise de la physique, de la biologie et de la toxicologie est nécessaire pour réaliser de bonnes analyses."

 

Une formation de qualité

 

Pour l'hygiène du travail comme pour les autres disciplines, l'IST propose des cursus universitaires de formation, qui contribuent à sa réputation. "Lorsque l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail [Afsset] a eu besoin d'un hygiéniste, elle est venue le trouver en Suisse, ce qui est une bonne preuve", précise non sans fierté Michel Guillemin. Cependant, certaines disciplines restent à développer, reconnaît Brigitta Danuser. En particulier ce qui relève de la psychologie du travail, pôle totalement absent de l'IST. Pour Livia Scheller, passée par le Laboratoire de psychologie du travail et de l'action2 , à Paris, avant de venir enseigner à l'université de Lausanne il y a trois ans, ce développement n'est qu'une question de temps. "La Suisse est un pays qui bouillonne et n'attend que des propositions intéressantes, dit-elle. Il ne faut pas être pessimiste."

De son côté, Michel Guillemin s'apprête à publier un livre sur les nouveaux enjeux de la santé au travail. Il y sera notamment question de "salutogenèse". Ou, en d'autres termes, comment construire sa santé par le travail. Un manifeste idéaliste en quelque sorte.

  • 1

    Association nationale de défense des victimes de l'amiante.

  • 2

    Laboratoire animé par Christophe Dejours au Conservatoire national des arts et métiers.