© Christophe Boulze/Mutualité française
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Mieux accompagner les salariés vieillissants, c’est possible

par Corinne Renou-Nativel / juillet 2021

A Alès, dans le Gard, un service de santé au travail, un centre de bilan de compétences et des chercheurs se sont mobilisés pour étudier et prévenir les causes de décrochage professionnel chez les salariés de 45 à 55 ans. Un dispositif original.

« Je travaillais sept jours sur sept, du matin au soir, explique Philippe Amacouty. Je n’y prêtais pas attention parce que j’avais un poste à responsabilités, sans second, avec des objectifs à tenir. » La sérénité qui émane de cet homme de 51 ans contraste avec la rudesse de son parcours. Après avoir monté à Alès (Gard) son propre restaurant, ce cuisinier originaire de La Réunion est devenu chef dans un autre établissement, avec les conditions de travail difficiles qu’il décrit. Puis est survenu le cancer de sa femme. Il est aujourd’hui en arrêt maladie de longue durée, et rencontre toutes les trois semaines un médecin du travail du Centre médical interentreprises de santé au travail (CMIST) d’Alès et de la Lozère.
« Ces entretiens m’ont aidé à prendre du recul sur ma situation professionnelle et personnelle, à me déculpabiliser ; ils m’ont incité à commencer une thérapie et à ne pas repartir sur le même schéma », précise l’ancien cuisinier, qui envisage désormais d’ouvrir une boutique de produits exotiques. Philippe Amacouty fait partie d’un groupe de 600 salariés de 45 à 55 ans qui ont accepté de participer à un dispositif de suivi et d’étude statistique sur le décrochage professionnel. Une action menée par le CMIST et le Centre interinstitutionnel de bilan de compétences Gard-Lozère-Hérault (CIBC GLH), avec l’appui du Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt) et celui de Sandrine Guyot, chercheure à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS).
« Avec Martine Jauvert-Galy, codirectrice de CIBC GLH, nous voulions nous appuyer sur les travaux du Creapt et de Sandrine Guyot pour mettre en place une approche préventive du décrochage professionnel des salariés âgés de 45 à 55 ans, et non plus curative sur la désinsertion », explique Irène Bianzina, psychologue du CIBC GLH. « La notion de décrochage permet de rendre compte des ruptures en fin de vie professionnelle, tout en expliquant la genèse en amont, détaille Sandrine Guyot. L’objectif était d’identifier les facteurs de décrochage et les caractéristiques des salariés vieillissants de la région présentant ces facteurs. »

Le vécu du travail passé au crible

La tranche d’âge choisie permet de cibler une population qui n’est pas encore concernée par des durées de chômage de plus en plus longues et par l’essentiel des inaptitudes. Sur les 3 600 salariés âgés de 45 à 55 ans suivis par le CMIST, médecins et infirmiers ont réussi à en recruter 600 pour l’enquête, avec une première phase menée entre mars et juillet 2019. « L’étude est réalisée auprès de salariés qui ont donné leur consentement éclairé, principalement lors des visites périodiques mais aussi lors des visites d’embauche, s’ils sont depuis plus de trois mois dans l’entreprise, ou des visites de reprises, s’ils ne sont pas touchés par des problèmes de santé graves », précise Philippe Bossi, médecin coordinateur du CMIST. Ce dernier pilote par ailleurs une cellule sur le maintien dans l’emploi, « le but premier de notre métier », selon le praticien.
En s’appuyant sur l’enquête nationale Conditions de travail, menée par le ministère du Travail, ou sur d’autres, comme SVP50 (Santé et vie professionnelle après 50 ans), ou encore sur le dispositif Evrest (Evolutions et relations en santé au travail), Sandrine Guyot et le Creapt ont établi un questionnaire détaillé. Celui-ci, rempli par les salariés volontaires avec l’aide d’un médecin ou d’un infirmier de santé au travail, permet d’aborder leur parcours à travers dix questions sur leurs conditions d’emploi antérieures, leurs périodes de chômage et d’inactivité associées à des problèmes de santé, les formations suivies dans l’année écoulée, etc.
Au-delà, les difficultés liées au poste actuellement occupé sont traitées à travers des rubriques sur les contraintes physiques et psychosociales, charges physiques, postures, horaires et rythmes de travail. Les salariés doivent également donner un avis sur leur activité au regard de douze critères, parmi lesquels la variété, l’autonomie, les possibilités de coopération, la reconnaissance, les compétences manquantes. Leurs espoirs et inquiétudes quant à leur devenir professionnel sont évoqués par le biais des perspectives de promotion ou de changement de métier, de leurs craintes sur l’emploi et de leur souhait de poursuivre le même métier jusqu’à la retraite. Enfin vient leur appréciation de leur état de santé, de son évolution récente et de la possibilité de continuer leur travail dans les trois années à venir.

Trois facteurs-clés

Des résultats se sont assez rapidement dégagés. « Trois questions-clés ont été identifiées comme les plus à même de détecter un risque de décrochage : les compétences manquantes, les difficultés du poste du travail et le sentiment de ne plus avoir la capacité de poursuivre son travail dans un délai de trois ans », explique Sandrine Guyot. Un deuxième questionnaire finalisé en juin 2021 et soumis début 2022 permettra d’affiner et de préciser ces résultats.
Au cours des trois ans qui séparent les deux phases de l’enquête, Delphine Rieu, assistante de la communication du CMIST, est chargée de rappeler tous les six mois les 600 salariés de l’expérimentation, y compris s’ils ne sont plus en activité ou ont quitté la région. Avec un questionnaire plus bref, elle recense les faits marquants concernant l’évolution de leur situation professionnelle et de leur santé. Delphine Rieu travaille actuellement à la deuxième série d’appels. « Les salariés se livrent beaucoup plus parce qu’ils se sentent désormais en confiance, explique-t- elle. Lorsque je constate leur mal-être, je leur parle des moyens mis en place par le CMIST, le CIBC, l’assistante sociale et Cap emploi pour le handicap. C’est une excellente occasion de communiquer sur les actions de la médecine du travail. »
Des aménagements de poste peuvent être mis en œuvre pour les salariés en difficulté. « S’ils souffrent de troubles musculosquelettiques par exemple, le médecin du travail peut faire intervenir un technicien en entreprise ou à domicile, en cas de télétravail », explique Delphine Rieu.

Des mesures adaptées

Philippe Bossi précise : « Les médecins du travail peuvent faire des préconisations, dialoguer avec l’employeur pour adapter le volume des tâches quand il y a surcharge de travail, etc. Il s’agit de mesures non spécifiques qui devront être ajustées aux problématiques des travailleurs vieillissants, comme l’aménagement du temps nécessaire à une tâche ou celui du poste face à des manutentions ou une charge physique. » De son côté, le CIBC GLH met en œuvre des actions collectives et individuelles pour favoriser le maintien en emploi des salariés fragiles, en leur proposant de développer leurs compétences, en abordant leur rapport au travail, leur relation à leur santé et leur environnement.

Un accompagnement pour les plus fragilisés

Cette enquête sur 600 salariés a permis d’identifier les plus fragilisés et de les soutenir par un accompagnement. « A ce jour, 20 % de l’échantillon a déclaré être en mal-être, parfois avec des signaux faibles qui témoignent pourtant d’un risque de décrochage, un chiffre à mettre en regard du 1 % des salariés en inaptitude, indique Francis Cabanat, le président du CMIST. A terme, notre objectif est d’étendre ce repérage aux 3 600 salariés de 45 à 55 ans. » Cette démarche a poussé deux infirmiers de santé au travail, Stéphane Leclercq et Alexandre Bernard, à modifier leur pratique. « Lors des visites périodiques, nous repérons beaucoup moins de personnes de cette tranche d’âge, explique Alexandre Bernard. Sur la base de quelques questions ajoutées lors des visites, nous fournissons désormais des réponses graduées, de l’information sur le vieillissement au travail à l’orientation vers un médecin du travail du CMIST ou un psychologue du CIBC. »

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