"Le ministère de la Santé était trop faible pour faire contrepoids"

entretien avec William Dab, professeur titulaire de la chaire d'hygiène et sécurité au Conservatoire national des arts et métiers, président du conseil scientifique du plan national chlordécone de 2008 à 2010
par Eliane Patriarca / janvier 2019

Le récent discours du président de la République a-t-il marqué un tournant dans la gestion de la pollution massive des Antilles par le chlordécone ?

William Dab : Sans aucun doute. C'est la première fois que le chef de l'Etat s'exprime sur le sujet. Le terme de "scandale" montre qu'il a pris la mesure de cette situation exceptionnelle et très regrettable. L'aveuglement dont il a parlé face à ce scandale environnemental renvoie, je crois, au retard à l'action considérable qui caractérise ce dossier.

En quoi cette pollution est-elle exceptionnelle ?

W. D. : Elle est unique par la durée de l'exposition : la terre est contaminée pour des siècles dans l'état actuel des techniques de dépollution. Ensuite, par le fait qu'une partie de la population générale dépasse la valeur toxicologique de référence, ce qui est rarissime. Enfin, parce que 90 % de la population est contaminée.

En 2009, vous avez remis le rapport du conseil scientifique du plan national chlordécone au gouvernement. Mais il a fallu que vous dénonciez dans Le Mondeles risques accrus de cancers provoqués par la contamination pour qu'il sorte des tiroirs. Pourquoi ?

W. D. : Le directeur général de la Santé nous avait reçus avec beaucoup d'intérêt. Le blocage a été de nature politique et on ne m'en a jamais donné la raison. Dans notre rapport, nous n'accusions personne. Nous avions proposé ce qui nous paraissait utile et faisable pour protéger la population antillaise.

L'Etat est-il dépassé par la catastrophe ?

W. D. : En matière de risque, l'Etat est peu armé pour gérer des problèmes complexes, multifactoriels, aux impacts incertains. Il a été construit à l'époque napoléonienne et il s'agissait alors de permettre au pays de transformer en richesses les avancées scientifiques. Aujourd'hui, la première question est de savoir comment on agit dans une situation d'incertitude. La culture de l'Etat, comme son organisation, n'est pas pensée pour une telle problématique.

Le retard à l'action ne relève-t-il pas simplement d'un arbitrage de l'Etat ?

W. D. : Il est évident que dans les années 1970-1980, la préoccupation générale était la protection des bananeraies. A cette époque, notre pays avait un retard considérable en matière de sécurité sanitaire, comme on l'a vu dans les dossiers du sida, de l'hormone de croissance, de la vache folle et de l'amiante. Le ministère de l'Agriculture a joué son rôle en défendant les agriculteurs. En face, le ministère de la Santé était trop faible pour faire contrepoids.

Cette catastrophe était-elle évitable ?

W. D. : Les risques sanitaires du chlordécone étaient entièrement contrôlables, comme ceux de l'amiante d'ailleurs. Il fallait pour cela une veille scientifique active, un réseau de santé publique compétent, des acteurs économiques et politiques responsables et une véritable culture du risque. Sur ces points, nous avons progressé, mais pas suffisamment. L'environnement et le travail sont deux maillons faibles de la santé publique en France. La dimension interministérielle ne facilite pas les choses, car la Santé manque de moyens pour pleinement jouer son rôle face aux ministères à vocation économique.