Nanomatériaux : vers un scénario amiante ?

par Jacques Romero / juillet 2010

Industriels et pouvoirs publics sauront-ils mieux gérer le " risque nanomatériaux " qu'ils ne l'ont fait pour l'amiante ? A voir... Car le marché est si prometteur qu'il est tentant de s'affranchir du principe de précaution, dont l'application s'impose pourtant.

Les nanomatériaux vont-ils devenir demain les magic particles, à l'image du magic mineral, l'amiante, employé à outrance dans toutes les applications possibles et imaginables au cours du siècle dernier ? Avec les conséquences sanitaires catastrophiques que l'on connaît aujourd'hui. Du seul point de vue industriel, le nombre de produits intégrant des nanomatériaux manufacturés est en forte croissance. Car, comme pour l'amiante, les " nanos ", du fait de leurs propriétés spécifiques, ont un intérêt dans des domaines variés : les secteurs concernés vont des cosmétiques à l'armement, en passant par la médecine et l'agroalimentaire. Rendue publique en mars dernier, l'expertise collective conduite par l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset) sur l'exposition des consommateurs aux nanomatériaux manufacturés a déjà identifié plusieurs centaines de produits de grande consommation qui en contiennent. Bref, on les utilise un peu partout, alors qu'on suspecte certaines nanoparticules de présenter des dangers non négligeables.

Un " effet fibre "

Tous les scientifiques sont d'accord sur un point : les connaissances sur leur dangerosité sont insuffisantes. Il ne suffit pas, en effet, d'extrapoler les données connues pour les matériaux à l'échelle du micron. Le passage à la taille nanométrique fait varier leurs propriétés physico-chimiques. Des carences persistent en matière de caractérisation physico-chimique, d'évaluation de l'exposition, de toxicologie et d'écotoxicologie des nanomatériaux. De même, la traçabilité des données ainsi que l'information des professionnels et des consommateurs sur les produits contenant des nanomatériaux restent déficientes. Quant aux mesures préventives et aux précautions souhaitables, l'importance de les mettre en oeuvre ne fait pas encore consensus.

Repère

Les nanomatériaux sont constitués de structures dont au moins une des dimensions est égale ou inférieure à 100 nanomètres (nm). Rappelons que le nanomètre est un milliard de fois plus petit que le mètre. Les nanomatériaux - métaux, céramiques, carbones, polymères ou encore silicates - sont dits " manufacturés ", car ils sont fabriqués intentionnellement. Ils sont donc à distinguer des nanoparticules d'origine naturelle ou résultant d'une combustion, par exemple.

Parmi les signaux d'alarme figurent des études expérimentales chez le rat ou la souris exposés à l'inhalation de nanotubes de carbone. Elles ont révélé une toxicité pulmonaire et les experts redoutent l'existence d'un " effet fibre ", comme c'est le cas pour l'amiante, avec les nanotubes se présentant sous une forme longue. Mais pour Dominique Lison, toxicologue à l'Université catholique de Louvain (Belgique) et spécialiste des nanotubes de carbone, " la comparaison avec l'amiante s'arrête là. Même si, dans un certain nombre de tests expérimentaux, on retrouve des réponses similaires de l'organisme, il existe aussi beaucoup de dissimilitudes entre l'amiante et les nanotubes de carbone ". Une autre étude récente, publiée le 5 novembre dans la revue scientifique Nature Nanotechnology, montre par ailleurs que les nanoparticules peuvent endommager in vitro les cellules humaines et leur ADN, même à l'abri d'une barrière cellulaire.

A côté des recherches visant à mettre en évidence les mécanismes fondamentaux, il est indispensable de mener un travail direct sur les nanoproduits et leur impact en situation réelle, estime Eric Gaffet, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui a présidé le groupe d'experts réunis par l'Afsset pour ses deux premiers rapports sur les nanotechnologies (voir " Repère " page 8) : " En 2010, l'Afsset a réévalué la littérature sur les nanoparticules de silice. Nous n'avions finalement que peu d'informations réelles, les études portant en règle générale sur des modèles et non sur la réalité. "

Repère

Les nanomatériaux ont fait l'objet de trois avis et rapports de l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset), portant respectivement sur :

- les effets des nanomatériaux sur la santé de l'homme et sur l'environnement (juin 2006 pour l'avis, juillet 2006 pour le rapport) ;

  • les nanomatériaux et la sécurité au travail (juillet 2008) ;
  • l'évaluation des risques liés aux nanomatériaux pour la population générale et dans l'environnement (mars 2010).

Ces documents sont accessibles sur le site www.afsset.fr

Lancé en mars 2010 et doté d'un budget de 6,2 millions d'euros de fonds publics, le programme Nanogenotox devrait fournir à la Commission européenne une méthode alternative et fiable pour détecter le potentiel génotoxique de 14 nanomatériaux manufacturés répartis en trois groupes (dioxyde de titane, silice et nanotubes de carbone) susceptibles d'engendrer un risque de cancer ou de toxicité pour la reproduction humaine.

La même prudence que pour les matières dangereuses

Le déficit de connaissances scientifiques sur les nanomatériaux ne saurait justifier l'inaction. Dans son avis de juillet 2008 sur la sécurité au travail des nanomatériaux, l'Afsset rappelait que l'exposition à ces derniers pouvait " avoir lieu par voie cutanée, par ingestion ou, plus fréquemment, par inhalation. Les dangers identifiés reposent sur la mise à jour des données sur la toxicité humaine des nanomatériaux (effets notamment pulmonaires, cutanés, oculaires, vasculaires, digestifs...), la génotoxicité, le danger d'explosion, et sur les données actuellement disponibles en matière d'écotoxicité des nanomatériaux ". En conséquence, l'Agence proposait " de déclarer les nanoparticules comme "niveau de danger inconnu" et de les manipuler avec la même prudence que les matières dangereuses, c'est-à-dire d'appliquer les procédures de sécurité sanitaire qui sont utilisées pour diminuer l'exposition aux matières dangereuses ". L'Afsset va même plus loin s'agissant de l'exposition des consommateurs, puisque dans son avis du 15 mars, elle recommande d'appliquer le principe de précaution, avec des mesures contraignantes, comme la traçabilité, un étiquetage clair et, dans certains cas, l'interdiction de certains usages pour lesquels l'utilité est faible par rapport aux dangers potentiels.

Ces préconisations sont loin de faire l'unanimité dans les milieux industriels et dans les ministères, où l'on est réticent aux mesures réglementaires d'interdiction. Pourtant, des deux côtés de l'Atlantique, des experts tiennent le même langage. Ainsi, Nicholas Ashford, professeur de technologie et de politique au Massachusetts Institute of Technology (MIT), considère qu'" il existe suffisamment de données sur la toxicité des nanoparticules pour justifier une approche de prudence et de précaution sur toute exposition humaine ". En Belgique, Dominique Lison est du même avis. Pour le toxicologue de Louvain, " les données existantes font naître un doute raisonnable sur la dangerosité des nanomatériaux et justifient totalement l'application du principe de précaution. Cela veut dire qu'en milieu professionnel, il faut travailler avec une exposition aussi faible que possible. Il faut aussi que les producteurs s'engagent à contrôler l'ensemble du cycle de vie de ces particules. Le plus gros problème, ce seront probablement les expositions environnementales ", prévient le chercheur.

En milieu professionnel, des moyens de protection vis-à-vis des nanomatériaux existent, mais il ne suffit pas de rédiger des guides de bonnes pratiques pour que ces dernières soient mises en oeuvre. Pourquoi les industriels seraient-ils plus vertueux avec les nanotechnologies qu'ils le sont pour la gestion du risque chimique ? Il semble cependant que la sensibilité au sujet soit accrue, entre autres sous l'action de la Confédération européenne des syndicats, des agences de sécurité sanitaire et des consommateurs.

Les vieux réflexes sont tenaces

Plusieurs difficultés concrètes persistent. Les industriels ne sont pas seulement des producteurs. Beaucoup sont en fait des intégrateurs, qui ne disposent pas toujours de l'information sur la présence de nanomatériaux dans leurs procédés de fabrication. De plus, la production est parfois morcelée en de nombreux producteurs, qui n'ont pas grand-chose à voir avec les gros industriels de la chimie dont les usines sont dotées d'un comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et qui peuvent déployer des moyens de protection pour le personnel.

Pour toutes ces raisons, compter sur l'autorégulation des fabricants de nanoproduits est illusoire. Les Etats-Unis ou le Royaume-Uni avaient choisi cette option. Les résultats sont maigres. Seulement une dizaine d'entreprises s'étaient déclarées auprès de l'Agence de protection de l'environnement (EPA) américaine et encore moins outre-Manche. La seule voie réaliste serait donc une réglementation imposant les mesures de précaution et de prévention indispensables, avec une harmonisation réglementaire en Europe, sous peine de voir agiter l'accusation d'entraver la libre concurrence ou d'affaiblir la compétitivité de la production nationale.

Certains industriels semblent avoir anticipé les difficultés et compris les attentes des professionnels et du public, mais, rappelle Eric Gaffet, " à peine des aspects prénormatifs ont-ils été proposés en matière de protection qu'ils ont été attaqués. Ils faisaient pourtant l'objet d'un consensus, après trois ans de discussion publique ".

C'est que, face aux enjeux économiques considérables, les vieux réflexes sont tenaces. Le marché mondial des nanotechnologies est estimé à 750 milliards d'euros ; il est susceptible de tripler d'ici à 2015 et de représenter 2 millions d'emplois. La crainte de compromettre un tel eldorado agite aussi bien les milieux industriels que les institutions publiques. Personne ne se précipite sur l'évaluation des risques et des dangers potentiels des nanomatériaux (voir encadré ci-contre). Aux Etats-Unis, Nicholas Ashford souligne que " les réponses de l'administration américaine [de George W. Bush, NDLR] au développement des nanomatériaux et à leur danger potentiel visaient davantage à satisfaire les intérêts des industriels et des producteurs qu'à évaluer correctement le risque pour la santé, la sécurité et l'environnement ".

Recherche : l'innovation plutôt que la prévention

Les grands pays industriels ont bien compris que la recherche constituait un investissement prometteur pour le développement des nanomatériaux. La France occuperait le cinquième rang mondial, avec 5,6 % des publications scientifiques sur le sujet, derrière les leaders américains et chinois (tous deux à plus de 15 %) ou l'Allemagne (8,2 %). Mais, alors qu'on observe une profusion croissante d'études sur les innovations qu'ils sont susceptibles d'apporter, la part des recherches concernant leurs risques éventuels est minuscule. Elle serait de 2 %, selon Martin Guespereau, directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset). Le Commissariat à l'énergie atomique pousse à fond les recherches sur les nanotechnologies et leurs importantes utilisations. Il est moins moteur s'agissant de programmes sur leurs effets néfastes. De même, le plan Nano-Innov, présenté le 5 mai 2009 par la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Valérie Pécresse, et bénéficiant de 70 millions d'euros dans le cadre du plan de relance, ne brille pas par son soutien à l'évaluation des risques liés aux nanotechnologies. " Ce plan doit permettre de donner à l'industrie française les moyens de réussir le virage des nanotechnologies sans altérer la capacité des scientifiques à comprendre les propriétés les plus intimes de la matière et à en déduire les applications possibles. Pour cela, il repose notamment sur la création de centres d'intégration des nanotechnologies à Grenoble, Saclay et Toulouse, où la recherche fondamentale travaillera avec les entreprises pour mettre au point des technologies, déposer des brevets, créer des produits ", précisait le communiqué de presse du ministère.

En France, Martin Guespereau, directeur général de l'Afsset, enfonce le clou : " Si les nanomatériaux n'ont rien à voir avec l'amiante, et si toute comparaison en ce sens est hasardeuse, il convient néanmoins de ne pas répéter certaines erreurs d'évaluation et de gestion du risque. Aujourd'hui, le dossier est suffisamment mûr pour que des décisions collectives de protection de la santé des salariés comme du grand public soient prises. Et là, c'est à l'Etat de jouer ce rôle. "

" Il faut définir ce qu'est une nanoparticule "
Jacques Romero

Pour Eric Gaffet1 , spécialiste des nanomatériaux, il est urgent de donner une définition exhaustive des nanoparticules, afin que les entreprises puissent organiser la prévention.

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    Eric Gaffet est directeur de recherche au CNRS (université de technologie de Belfort-Montbéliard) et responsable du Nanomaterials Research Group. Il a présidé les groupes de travail réunis par l'Afsset pour les expertises " Effets des nanomatériaux sur la santé de l'homme et sur l'environnement " (2006) et " Nanomatériaux et sécurité au travail " (2008).

La toxicité des nanomatériaux est-elle bien documentée ?

Eric Gaffet : Elle s'améliore, mais reste incomplète. Depuis 2005, le nombre annuel d'articles scientifiques consacrés à la toxicité ou à l'écotoxicité des nanomatériaux a été multiplié par dix. Mais la caractérisation des nanomatériaux nécessite la prise en compte de huit paramètres (la taille, la forme, la structure, l'état de charge, etc.). Jusqu'en 2007, 80 % des études ne fournissaient que très peu d'informations sur ces paramètres. Cela ne remet pas en cause les résultats obtenus, mais cela rend difficile l'interprétation. Chaque nanoparticule aura sa toxicité ou son écotoxicité propres en fonction de ces huit paramètres qui ne seront jamais identiques, par exemple du fait de conditions de stockage différentes.

Quelles conséquences cela a-t-il pour l'évaluation du risque lié aux nanomatériaux ?

E. G. : Il faut prendre en compte tout le cycle de vie du nanomatériau : l'exposition en usine, lors de la mise en oeuvre ; l'exposition pour le consommateur, dans des conditions normales d'utilisation et lors d'accidents ; enfin, l'effet sur l'environnement. Ainsi, utilisé dans des crèmes solaires comme dans des peintures, le TiO2 peut donc se retrouver dans les eaux, mais aussi dans l'air du fait du vent, de l'érosion, puis dans le sol.

L'évaluation de la toxicité et des risques liés aux nanomatériaux est-elle satisfaisante ?

E. G. : Nous avons connu une véritable évolution par rapport à la période 2006-2007. Nous disposons à présent d'un nombre d'appareils de mesure suffisant et du retour d'expérience de gens qui effectuent des mesures dans les usines. En l'absence de précautions particulières, il existe une émission de nanoparticules dans les ateliers. Cela impose de mettre en oeuvre des moyens de protection, d'autant que ceux-ci existent et sont efficaces. En 2008, l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset) a publié un guide de bonnes pratiques. L'Union des industries chimiques a suivi. L'efficacité des moyens de protection, y compris vestimentaires, est évaluée dans le cadre du projet européen Nanosafe, piloté par le Commissariat à l'énergie atomique, qui recommande par exemple de privilégier les blouses non tissées et de proscrire celles en coton.

Comment formuler des recommandations en l'absence de normes étayées ?

E. G. : Les normes utilisées ne reposent pas sur grand-chose. Le bureau de normalisation britannique BSI préconise d'appliquer aux nanoparticules des valeurs obtenues en divisant par 10 ou 15 celles des teneurs en particules microniques. Des firmes comme Bayer proposent leur propre seuil maximum pour les nanotubes de carbone. Le texte formulé en 2008 par l'Organisation internationale de normalisation (ISO) pour définir les nano-objets est critiqué. Une définition englobant tout le champ nano est donc toujours nécessaire, mais il la faut dès maintenant pour que les entreprises mettent en oeuvre des moyens de protection et de prévention. Pour appliquer les dispositions de la loi Grenelle 2 sur les substances à l'état de nanoparticules, il faut définir ce qu'est une nanoparticule. Seul le Canada a produit une définition1 . Si la définition est trop restrictive, se contentant par exemple d'une taille de 1 à 100 nanomètres, il ne serait pas surprenant qu'un certain nombre de produits industriels aient une taille de 101 nanomètres et échappent à la réglementation...

Comment évaluer les très nombreux nanomatériaux qui se trouvent déjà en circulation sur le marché ?

E. G. : Il existe plus de 2 000 nanoparticules commercialisées. Si l'on prend en compte les huit paramètres évoqués précédemment, le nombre est beaucoup plus grand. Cinquante ans seraient nécessaires pour toutes les étudier. Il faut donc hiérarchiser les priorités, comme l'a fait l'OCDE en établissant une liste de 14 nanoparticules d'intérêt prioritaire. ?

En savoir plus
  • " Principe de précaution pour les nanomatériaux ", par Joëlle Maraschin, Santé & Travail n° 57, janvier 2007.

  • " Les nanoparticules, une menace insaisissable ", par Isabelle Mahiou, Santé & Travail n° 64, octobre 2008.