Ce ne sont pas des "risques psychosociaux", ce sont les ravages du capitalisme

par Thomas Coutrot (économiste, coprésident d’Attac) Christine Castejon (analyste du travail, membre d’Attac), / 02 avril 2010

L'appel du magazine Santé & Travail sur « Risques psychosociaux : débattre enfin du travail » pose un diagnostic juste mais demeure timide dans ses préconisations : peut-on se contenter aujourd'hui, presque trente ans après les lois Auroux sur le droit d'expression, de demander l'ouverture de débats sur le travail dans les entreprises ?

Il est devenu impossible de ne pas voir que plus de vingt ans de prétendue « modernisation » des entreprises privées et publiques ont conduit à rendre folles les organisations : mise en concurrence généralisée (théorisée comme la vie par excellence), précarisation par tous les moyens, réduction de tous les temps de convivialité, alignement du service public sur le modèle de la recherche de rentabilité, obsession du court terme... L'expression se répand pour décrire le résultat net : « on pète les plombs », jusqu'à l'irrémédiable parfois.

Les alertes ont été données, sur l'épuisement physique et psychique qui s'accumulait. Chercheurs, syndicalistes, intervenants, associations, et le magazine Santé & Travail, ont multiplié les descriptions, les analyses, les tentatives de stopper la spirale de la dégradation. Le monde de la culture fait depuis quelques années résonance, au cinéma, au théâtre, à la télévision. Les bouches s'ouvrent sur les blogs. Il n'y a aucun doute quant aux orientations nécessaires : revenir au collectif dans le travail, réaffirmer la spécificité des services publics (dans l'enseignement, la justice, la police, la culture, le travail social... mais aussi dans le « privé », qui n'est pas concerné par la perte de sens ?), conquérir partout du temps pour réfléchir à ce qu'on fait et comment on le fait. La demande de repenser le sens, la place, les réalités du travail, s'invite partout. Elle provoque le débat dans les organisations syndicales, pour lesquelles il ne s'agit pas d'une revendication classique. Elle émerge sur la scène publique. Cette fois, la discussion sur les retraites va devoir intégrer cette question devenue majeure : est-ce bien de travail qu'on nous parle lorsqu'on vante la vie perdue à gagner un salaire - a fortiori pour beaucoup un salaire de misère ? Non, travailler n'est pas trimer.

Les directions d'entreprise, le patronat, ne peuvent pas rester aveugles sur ce qu'ils ont produit : emblématique exemple de France Télécom dont la direction présente un mea culpa tardif. Des dizaines d'études et d'expertise signalant le désastre en cours remplissent les tiroirs de ces « top managers » qui disent aujourd'hui découvrir la situation. Ils sont évidemment incapables de changer de cap : l'enjeu est maintenant pour eux de faire croire qu'il faut, et qu'ils vont, se préoccuper des plus « fragiles ». A les entendre, ce n'est pas la recherche de profit qui est responsable, ce sont les « risques psychosociaux » (catégorie ambiguë s'il en est) que fait courir une période d'« adaptation au nouveau monde ».

Mais c'est ce monde que refusent non seulement les prétendus fragiles, mais tous ceux qui commencent à payer l'addition d'une crise bien loin d'être seulement « financière ». C'est pour alimenter les fonds spéculatifs que les femmes et les hommes sont pressurés au travail, et la nature saccagée sans retour. Cela se sait et se dit dans les entreprises. Et le décalage est immense entre l'absurdité qui en résulte dans le quotidien du travail et la perception qui grandit de nos responsabilités d'humains dans la marche du monde. C'est pourquoi la question du travail, complémentaire mais différente de celle de l'emploi, devient question politique de pleine actualité.

Quel travail, quelles entreprises, voulons-nous ?

Des combats dispersés, qui pourtant tous concernent le travail, sont faits pour converger :

- la définition de nouveaux modes d'évaluation de la richesse, et donc de nouveaux critères de gestion des entreprises, que tentent certains économistes pour qui leur discipline n'est pas au service de la finance ;

- la démocratie dans l'entreprise, supposant notamment de donner aux représentants du personnel les prérogatives et contre-pouvoirs effectifs qu'ils n'ont pas aujourd'hui, non seulement pour organiser le débat sur le travail, mais pour pouvoir bloquer les restructurations et projets qui dégradent le travail ;

- l'inscription de l'entreprise dans le territoire, réclamée à juste titre par des collectivités qui ne veulent plus subventionner les atteintes à l'environnement et les délocalisations ;

- la prise en main du travail, la redéfinition des critères de la qualité du travail par ceux qui le font et ceux qui ont à vivre avec ses conséquences : les salariés et les autres parties prenantes (sous-traitants, usagers, riverains, associations...).

Nous avons le choix entre deux perspectives. Soit nous résigner à la jungle, territoire sans bornes de la recherche de profits pour quelques-uns, milieu de survie dans lequel règneront l'agressivité et la peur qui déjà commencent à nous empoisonner. Soit commencer à poser les jalons d'une société dans laquelle le travail a sa juste place : nous permettre de penser et de produire la vie en commun.