© Nathanaël Mergui/Mutualité française
© Nathanaël Mergui/Mutualité française

Négociation en suspens sur la santé au travail

par Isabelle Mahiou / janvier 2019

La négociation interprofessionnelle qui doit refondre le système de prévention à partir du rapport Lecocq tarde à démarrer. Le gouvernement peine à boucler sa lettre de cadrage face à l'opposition du patronat, et les confédérations syndicales rejettent certaines évolutions.

Elle allait chambouler le système de prévention, marquer l'agenda social de la rentrée... La réforme de la santé au travail est pour l'instant au point mort. La feuille de route promise par le gouvernement, censée structurer la négociation interprofessionnelle à venir sur le sujet à partir des propositions du rapport Lecocq (voir Santé & Travail no 104), joue en effet l'Arlésienne. Annoncée pour novembre, puis pour décembre, elle n'était toujours pas disponible à l'heure où nous écrivons cet article. Un peu court pour lancer un projet de loi au premier semestre 2019, dans un contexte plus que chargé. "Tout est très flou, confirme Martine Keryer, secrétaire nationale à la CFE-CGC. On ne sait pas ce qui va relever finalement de la négociation. Beaucoup dépendra du positionnement du gouvernement et de la volonté du Medef de négocier."

Une chose est sûre : c'est le devenir des services de santé au travail interentreprises (SSTI) qui gêne le patronat, et le gouvernement est à la peine pour débloquer la situation. Le rapport Lecocq propose de regrouper les opérateurs de prévention au niveau national au sein d'un organisme, France Santé Travail (FST), et au niveau régional dans des structures qui intégreraient notamment tous les SSTI (voir "Repère"). Objectif : offrir un guichet unique aux entreprises. Le patronat perdrait ainsi la main sur les SSTI, structurés aujourd'hui en associations d'employeurs, et sur la manne financière que représente leur gestion. Car le schéma proposé refond aussi le financement du système, avec une cotisation unique versée par les employeurs auprès d'un fonds national, et la répartition de dotations aux structures régionales sur la base d'une contractualisation avec FST.

 

Rapport Lecocq

Le rapport cosigné par Charlotte Lecocq, Bruno Dupuis et Henri Forest, rendu fin août au gouvernement, suggère de créer une structure nationale publique, France Santé Travail, qui réunirait l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), l'Organisme professionnel de prévention du BTP (OPPBTP) et l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Elle serait déclinée en région sous la forme d'associations de droit privé, incluant les antennes locales de ces organismes, les services de santé au travail et une partie des services prévention des caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat).

 

Le patronat à la manoeuvre

Les confédérations syndicales, critiques sur le fonctionnement des SSTI - "un système ni adapté ni indépendant", selon Tony Fraquelli, conseiller confédéral CGT -, voient d'un bon oeil cette réorganisation. Mais elles s'interrogent sur le devenir du patrimoine des services. "Il y a là des questions juridiques sur lesquelles il n'y a pas de réponse", note Catherine Pinchaut, secrétaire nationale à la CFDT. En attendant, le Medef préconise un autre dispositif, avec le concours de Présanse, organisation professionnelle qui représente les SSTI. "Des fusions de services qui pourraient être chapeautés par une structure régionale paritaire, indépendante de FST", précise Martine Keryer, dont l'organisation a, comme les autres, été approchée en décembre par le Medef, dans le but de trouver un terrain d'entente. Mais ni le Medef ni la CPME n'ont souhaité répondre à nos questions.

Le principe des structures régionales n'est pas rejeté par les confédérations, mais sa mise en oeuvre laisse présager des difficultés. Comment répondre à l'objectif d'une offre de proximité auprès des entreprises, notamment les plus petites ? "Le regroupement doit être relayé par un maillage adapté au territoire et ne doit pas entraîner une baisse des moyens humains et matériels", indique ainsi Pierre-Yves Montéléon, responsable confédéral à la CFTC. Pour la CGT, "il n'y a pas de superposition de missions et d'acteurs, mais des complémentarités : le risque est que cette fusion se traduise par une "simplification" des emplois".

La proposition du rapport Lecocq de supprimer certains outils de prévention est également dénoncée. "On est contre la suppression du document unique, qui est important du point de vue de la responsabilité de l'employeur, et de la fiche d'entreprise, qui livre la vision du médecin du travail", poursuit-on à la CFTC. "Il faut être vigilant sur ce qui va les remplacer. Et sur le rôle des médecins du travail, car il ne faudrait pas que leur pratique devienne déconnectée du terrain", souligne pour sa part Martine Keryer. Sachant que la porte est ouverte au suivi de certains salariés par des médecins généralistes, avec cette fois le soutien des organisations patronales. Secrétaire confédéral à FO, Serge Legagnoa veut plus largement "remettre sur la table la dévalorisation de la médecine du travail et la disparition du CHSCT", deux instances d'alerte dans l'entreprise.

 

Résistances institutionnelles

Certains des organismes institutionnels concernés par le regroupement des acteurs font aussi de la résistance. Sur le mode "il faut regrouper tout le monde sauf nous", ironise la députée LREM Charlotte Lecocq. Ainsi, la direction des Risques professionnels (DRP) de l'Assurance maladie ne veut pas que soit remise en cause la double mission, de contrôle et de conseil, des services prévention des caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat). Or il est prévu d'intégrer seulement la mission de conseil dans les futures structures régionales. Une séparation approuvée par Alain Griset, président de l'Union des entreprises de proximité (U2P) : "Il faut davantage de conseil. Le contrôle est néfaste, il crée de la défiance." La CFDT n'est pas contre, "si le contrôle est réaffirmé par ailleurs et la pédagogie envers les petites entreprises renforcée". Les autres confédérations penchent plutôt pour le statu quo.

Autre résistant : l'Organisme professionnel de prévention du BTP (OPPBTP). "Pour l'instant, les collègues du bâtiment souhaitent garder leur structure", signale Alain Griset. Les syndicats de salariés du secteur aussi. Ils craignent la dilution de l'OPPBTP dans un ensemble dont rien ne prouve encore l'efficacité, mais aussi la perte de moyens d'action avec le nouveau mode de financement. Pour les syndicats, trouver un positionnement sur le sujet nécessitera des discussions en interne. "Toutes les fédérations syndicales du secteur ont des intérêts étroits avec l'OPPBTP", rappelle Tony Fraquelli.

 

Quelle gouvernance ?

Sur la gouvernance de l'ensemble, a priori tripartite, donc associant les partenaires sociaux et l'Etat, la méfiance à l'égard de la place prise par ce dernier est largement partagée. Sauf à la CFDT : "L'Etat est présent mais n'a pas tout à sa main, souligne Catherine Pinchaut. Après, il y a la théorie et la réalité du fonctionnement." Serge Legagnoa dénonce, lui, "un phénomène d'étatisation qui affaiblit le paritarisme, selon un schéma déjà vu, à Pôle emploi par exemple". La CGT, de son côté, s'inscrit dans une perspective d'intégration du système à la Sécurité sociale, sur le modèle de la Mutualité sociale agricole. Opposé à une "étatisation", à l'unisson des organisations patronales, Alain Griset défend aussi une gestion paritaire : "Un discours que l'on peut partager avec les syndicats."

"Dans ce projet, il ne faudrait pas se limiter à une concertation sur le Meccano, mais travailler sur le fond, la prévention, insiste Catherine Pinchaut. La CFDT souhaite ainsi pousser à la négociation sur la qualité de vie au travail." Une vision qui ne fait pas l'unanimité chez les syndicats. Reste à savoir si les partenaires sociaux seront entendus par l'Etat. Et s'ils peuvent l'être, car nombreux sont ceux qui doutent à présent de la poursuite du processus. "Le gouvernement a d'autres priorités, on y croit de moins en moins", admet Tony Fraquelli.