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Négociations sur la santé au travail : les professionnels inquiets

par Joëlle Maraschin / 27 novembre 2020

Les partenaires sociaux discutent ces jours-ci d’un projet d’accord national interprofessionnel sur la santé au travail, à partir d’une feuille de route présentée par le patronat mi-novembre. Les experts consultés par Santé & Travail ne la jugent pas d’un œil favorable.

On appelle ça un « texte martyr ». Ce document d’une vingtaine de pages a été transmis aux organisations syndicales quelques heures avant la réunion de négociation du 13 novembre dernier, en vue d’un accord national interprofessionnel sur la santé au travail. Rédigé par le patronat, c’est un premier jet susceptible d’être amendé voire réécrit en fonction des discussions avec les syndicats. Cependant, il cadre la discussion et traduit évidemment les lignes de force souhaitées par les employeurs, notamment sur la réforme des services de santé au travail interentreprises (SSTI). « Ce document est affligeant, une véritable provocation pour les professionnels de la santé au travail », s’insurge Jean-Michel Sterdyniak, médecin du travail et secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST).
Parmi les points du texte qui suscitent des inquiétudes, on retiendra notamment que les SSTI devront proposer une « offre de service » pour répondre « aux demandes ou besoins formulés par les entreprises ». « L’activité des services de santé au travail tournerait autour des seuls besoins de l’entreprise », se désole Jean-Michel Sterdyniak. Les employeurs souhaitent en effet une nouvelle architecture, avec d’un côté un service médical et de l’autre, un service prévention composé d’intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP).

Disparition annoncée de la pluridisciplinarité

Au sein des futurs services de prévention et de santé au travail interentreprises (SPSTI), l’équipe pluridisciplinaire, coordonnée par le médecin du travail, pourrait disparaître, à cause de cette organisation en silo. « L’abandon du fonctionnement en pluridisciplinarité serait vraiment néfaste pour la santé au travail. Le rôle du médecin du travail ne se limite pas aux seules visites médicales », souligne Paul Frimat, professeur de médecine et santé au travail à l’université de Lille.
Le service médical des SPSTI serait en effet cantonné à des surveillances spécifiques comme le suivi individuel renforcé des salariés exposés à certains risques, aux visites de pré-reprise et bien-sûr aux inaptitudes. Les visites d’information et de prévention pour les autres salariés, généralement assurées par les infirmiers formés en santé au travail, seraient quant à elles effectuées par des « médecins praticiens correspondants ». Ce qui conduirait à une invisibilisation des liens entre santé et travail puisque ces médecins de ville n’ont aucun accès aux entreprises. « Nous avons vraiment l’impression que les organisations patronales souhaitent se débarrasser des médecins du travail », déplore le secrétaire général du SNPST. Le texte dévalorise dangereusement leur rôle, selon Pierre-Yves Verkindt, professeur émérite en droit social de l’université Paris 1. « Une fois acté ce recul, le risque serait de se contenter du service de prévention, le suivi médical des salariés étant transféré aux médecins de ville », met-il en garde.
Quant au service de prévention, sa première mission serait l’aide aux entreprises pour la rédaction du document unique d’évaluation des risques professionnels. Le panel des « prestations de service » assurées par les IPRP est également précisé dans le document. « Ces prestations, considérées comme des dérives il y a quelques années, vont devenir la norme. Ce qui est appelé prévention est en réalité une assistance des employeurs en matière de gestion des risques », pointe Blandine Barlet, sociologue du travail rattachée au laboratoire Irisso de l’université Paris Dauphine et auteure d’une thèse sur ce sujet. Une « logique de sécurisation juridique des employeurs » dénoncée également par Jean-Michel Sterdyniak. « Ce n’est en rien une politique de santé au travail visant à créer les conditions pour éviter toute altération de l’état de santé des travailleurs du fait de leur travail », ajoute-t-il, en rappelant la mission première des SST.

Vers une privatisation des services

Prestations de service, remplacement de l’agrément des SST délivré par le ministère du Travail par une certification, fin de la sectorisation pour permettre aux entreprises de choisir leur structure… Les termes employés dans la feuille de route du patronat font craindre une privatisation des services de santé au travail et un renforcement de leurs stratégies commerciales et concurrentielles. Sans contrôle de l’Etat sur la qualité de leur activité. « La santé au travail n’a rien à gagner à se laisser enfermer dans une logique purement marchande », pointe Pierre-Yves Verkindt.
Sans surprise, les organisations patronales souhaitent conserver la mainmise sur la gouvernance du système. Les futurs SPSTI resteraient des associations, avec des conseils d’administration toujours présidés par un représentant employeur. « Le problème de la santé au travail, c’est la gouvernance patronale. Il est nécessaire de revoir ce pilotage », souligne Jean-Michel Sterdyniak. Autre proposition qui fait tiquer les spécialistes : l’instauration d’un « passeport prévention » pour tous les salariés, attestant qu’ils ont suivi une formation en prévention. Ce document « ferait foi » auprès de l’Inspection du travail lors d’un contrôle en matière d’hygiène et de sécurité. « C’est une négation de la fonction même de l’Inspection du travail », signale Pierre-Yves Verkindt.

Revers pour les risques psychosociaux

Y a-t-il tout de même des avancées ? Oui, répond Paul Frimat, auteur d’un rapport sur la prise en compte de l’exposition aux produits chimiques dangereux, qui estime que la partie du document relative à la traçabilité de ces risques va dans le bon sens. « On retrouve des propositions tirées de mon rapport comme, par exemple, la conservation des versions successives du document unique, lequel est présenté comme un outil prioritaire de traçabilité des expositions », se réjouit-il. Mais, revers de la médaille, s’agissant des risques psychosociaux, les propositions patronales amoindrissent nettement la responsabilité des entreprises, en mettant en avant « des causes liées à des expositions indépendantes de l’activité professionnelle » ou encore l’interférence avec des « caractéristiques individuelles ». On en est là.
Reste à savoir maintenant si ce texte, qui ne suscite guère l’engouement des organisations syndicales, évoluera suffisamment pour recueillir la signature d’une majorité d’entre elles. Sachant que, du côté des pouvoirs publics, le secrétaire d’Etat en charge des Retraites et de la Santé au travail, Laurent Pietraszewski, travaille déjà avec la députée LREM du Nord, Charlotte Lecocq, auteure en 2018 d’un rapport sur le sujet, en vue du dépôt d’une proposition de loi en décembre.