Le nettoyage en journée ménage les salariés
Le travail en journée permet d’améliorer le quotidien des agents d’entretien intervenant dans les bureaux. Mais ce mode d’activité peine à s’imposer, malgré l’engagement d’entreprises de propreté et des expériences réussies. Enquête.
Une première mission de 6 h à 8 h 30, une seconde de 12 h à 14 h et une dernière de 17 h à 18 h 30 ; sept heures de transport au total pour se déplacer aux quatre coins de Lyon, sans voiture. Voilà un exemple de journée de travail d’une agente de nettoyage, rémunérée à temps partiel pour une amplitude horaire qui dépasse en réalité les douze heures, telle que décrite par le secrétaire fédéral CFDT en charge de la propreté. Un cas banal, qui illustre les horaires atypiques pratiqués dans le métier. « Sur les plages horaires qui vont, grosso modo, de 6 h à 9 h, puis de 18 h à 21 h, on fait 97 % de notre activité », reconnaît le président de la Fédération des entreprises de propreté (Fep), Philippe Jouanny, dans un rapport parlementaire sur les femmes de ménage publié en 2020.
Face à ce morcellement des horaires, les appels à la mise en place du travail en journée se sont multipliés. Certains employeurs ont même signé une charte, circulant depuis quelques années, où ils s’engagent à promouvoir et mettre en œuvre une « organisation favorisant le temps de travail en continu des agents de propreté ainsi que la réalisation de la prestation sur la journée ». Certaines collectivités ont aussi contribué à mettre ce sujet à l’agenda.
Rennes, ville pionnière
La ville de Rennes milite depuis le début des années 2000 en faveur de l’« égalité des temps » entre hommes et femmes. En 2011, la commune a remis à plat les horaires de ses agents de nettoyage sur 80 sites environ : bureaux administratifs, bibliothèques, centre communal d’action sociale, conservatoires… Ces agents étaient concernés par le temps partiel et les horaires morcelés. En supprimant les postes de vacation et en tenant compte des départs en retraite, la ville de Rennes a étoffé leurs journées. Passés d’une cinquantaine à trente-deux, leur travail est passé à temps complet et en journée. Leurs interventions sont aussi sectorisées, afin de limiter l’amplitude des déplacements d’un site à l’autre. Deux horaires leur sont proposés : de 7 h 30 à 15 h 45 ou de 10 h 30 à 18 h 45.
Lorsque ce changement d’organisation a été mis en place, Géraldine Poulain travaillait déjà depuis dix ans pour la ville. « Je ne reviendrais pas en arrière », confie-t-elle. Auparavant, elle nettoyait le centre communal d’action sociale, ainsi qu’un centre d’hébergement, de 7 h 30 à 8 h 30 puis de 16 h 45 à 19 h 30. « La plupart du temps, je ne voyais personne, j’étais toute seule », se rappelle-t-elle. L’une de ses collègues, logée à la même enseigne, « restait toute la journée dans sa voiture » entre ses plages de travail, afin de pas rentrer chez elle et dépenser du carburant…
Depuis la mise en place de la nouvelle organisation, Géraldine Poulain travaille au conservatoire, à 80 %. Elle apprécie le contact avec le personnel du site, où passent aussi des usagers. Elle se sent davantage en sécurité, car elle ne doit plus se déplacer aux aurores en ville ou travailler dans des lieux sans surveillance ni présence humaine. « C’est l’un des gros points positifs au niveau de la sécurité, en cas d’accident du travail », confirme Isabelle Morillon, responsable du service propreté et hygiène des locaux de la ville de Rennes.
Un métier qui change
Ces changements d’horaires apportent des évolutions profondes aux conditions d’exercice du métier. Notamment parce que travailler en journée suppose de gérer la « coactivité » avec les différents occupants sur les sites. A leur contact, la posture des agents de nettoyage évolue. « Il faut savoir dire bonjour, se présenter. La tenue est importante, il faut avoir un matériel propre. On n’entre pas dans un bureau comme dans un moulin », poursuit Isabelle Morillon. Les personnels présents sur les sites doivent parfois accepter de s’absenter quelques minutes, lors du nettoyage. L’intervention en journée suppose aussi la modernisation des outils de travail. Elle rend par exemple indispensable l’acquisition d’équipements ne perturbant pas la circulation, comme des autolaveuses, qui lavent et sèchent les sols en même temps, de façon à éviter les risques de glissade. « Des entreprises investissent dans des aspirateurs silencieux », ajoute Pierre-Yves Le Dilosquer, chef de projet recherche et développement à la Fep.
Le travail en journée enrichit également l’activité, en ce qu’il demande des compétences dans le domaine du service. « Les entreprises de propreté ont des formations dédiées sur l’intervention en journée. La question de l’autonomie et de la relation de service doit être accompagnée », selon Pierre-Yves Le Dilosquer. Pour Joséphine Moreau, responsable qualité et sécurité de l’Entretien dijonnais, une entreprise prestataire de propreté qui a mis en place le travail en journée pour une partie de son personnel, cette organisation a une autre conséquence positive : « Quand les intervenantes travaillaient le soir, elles le faisaient en mode industriel, en enchaînant les bureaux, puis les sols… Avec le travail en journée, elles ne passent qu’une fois, ce qui évite les gestes répétitifs, source de troubles musculosquelettiques. »
De nouvelles relations de travail
En rendant visible l’activité de nettoyage, ce sont enfin de nouvelles relations qui peuvent se nouer entre les agents de propreté et les clients ou usagers, positives pour la santé psychologique. « Les agents se sentent plus reconnus, explique Pierre-Yves Le Dilosquer. Cela se voit à travers le comportement des bénéficiaires. Grâce aux échanges informels, ils se montrent plus attentifs et respectueux, en contribuant à la non-salissure de leur environnement de travail. »
Au conservatoire de Rennes, Géraldine Poulain voit une autre différence. Quand des professeurs se sont plaints de traces sur le sol en balatum dans certaines salles, « j’ai pu aller voir le directeur pour lui expliquer que ces traces n’étaient pas de mon fait, mais liées à la rouille sur les pieds des chaises et des bancs », témoigne-t-elle, souhaitant « montrer que le travail était fait ».
Malgré les multiples bénéfices du travail en journée, moins de 5 % des marchés publics l’exigent en 2021. « Les horaires décalés demeurent très ancrés, c’est une sorte de norme difficile à déconstruire, estime Pierre- Yves Le Dilosquer. Des acheteurs peuvent faire face à des oppositions en interne de la part de salariés, qui vont exprimer le souhait de ne pas voir le personnel de propreté. Il y a beaucoup d’idées reçues quant à la gêne, même si des études montrent qu’on peut trouver des organisations qui minimisent voire suppriment cette problématique. »
Pour bien fonctionner, la mise en place d’horaires en journée nécessite d’impliquer les clients tout comme leurs salariés, afin qu’ils réservent le meilleur accueil aux personnels de nettoyage. Il peut en effet arriver que les « occupants » se plaignent de leur présence. « Certaines femmes de ménage peuvent se sentir mal acceptées, être privées des moments de convivialité ou avoir l’impression de gêner », avertit Erfane Chouikha, chargé de mission à l’Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract) Grand Est. Selon lui, le travail en journée peut apporter de véritables bénéfices, mais à condition d’être soigneusement anticipé et encadré.
La sous-traitance questionnée
Pour François-Xavier Devetter, professeur de sciences économiques à l’université de Lille et membre du Centre lillois d’études et de recherches en économie et sociologie, le travail en journée bouscule aussi le modèle des entreprises de la propreté, axé sur la sous-traitance. « Les employeurs craignent que leurs salariés soient pris en charge par les syndicats du donneur d’ordre, analyse-t-il. La coprésence constitue une menace vis-à-vis de leur spécificité, de leur mode de management. Ils craignent une requalification en prêt illicite de main-d’œuvre. Quand les horaires sont décalés, la prestation de services est plus évidente. »
Ce nouveau mode d’organisation de l’activité impose aussi de remettre à plat les horaires des personnels. Or les travailleuses du nettoyage combinent parfois leur emploi dans la propreté avec d’autres contrats en journée, pour augmenter leur temps de travail et leurs revenus. « Comme les salariés ont des organisations temporelles complexes, les employeurs prétendent qu’il est compliqué de mettre en place le travail en journée », déclare François-Xavier Devetter.
« Tant qu’on n’a pas d’objectifs, on restera dans de la déclaration d’intention », déplore pour sa part le secrétaire fédéral CFDT en charge de la propreté. Selon le syndicaliste, faute de mesures contraignantes adoptées au niveau de la branche, afin d’inciter les employeurs à mettre en place le travail en journée, comme une majoration des salaires en cas de fractionnement des horaires de travail, les clients continueront de dicter leurs règles.