Copenhague (Danemark) - © Gran Turismo/Shutterstock
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Nocca, l'outil nordique pour mieux prévenir les cancers

par Laurent Vogel chercheur à l'unité conditions de travail, santé et sécurité de l'Institut syndical européen (Etui) / janvier 2018

Pour combattre l'invisibilité des cancers professionnels et favoriser leur prévention, des chercheurs nordiques ont développé Nocca, outil statistique permettant de lier pathologies et conditions de travail. A quand sa généralisation dans l'Union européenne ?

La question du recours au big data est à l'ordre du jour en santé publique. En pharmacovigilance, par exemple, le croisement de données d'origines multiples permettrait un meilleur contrôle de l'usage des médicaments. Mais lorsqu'il s'agit de santé au travail, cette approche reste sous-développée. Le projet Nocca - acronyme de Nordic Occupational Cancer - montre pourtant que, avec des financements modestes, on peut créer un outil statistique qui combat l'invisibilité des cancers professionnels dans l'espace public. Associant les cinq pays nordiques - Danemark, Suède, Norvège, Finlande et Islande -, ce projet résulte de la conjonction d'un contexte favorable, d'une demande sociale et de l'intelligence curieuse de chercheurs.

 

Lutter contre les inégalités sociales de santé

 

Le contexte favorable est offert par les registres de cancers des pays nordiques, parmi les meilleurs au monde. Le registre danois remonte à 1942. La Finlande, la Norvège et l'Islande ont établi les leurs au début des années 1950, avant d'être suivies par la Suède en 1958. Sans être identiques, ces registres présentent des caractéristiques communes. Ils couvrent en effet tout le pays et la presque totalité des cas de cancer diagnostiqués dans la population. Les variables individuelles relatives aux patients sont classiques : le sexe, la date de naissance, le lieu de résidence et le statut vital sont indiqués. Seuls les Finlandais ont enregistré de manière permanente le niveau d'éducation et la profession. Cette dernière figurait également dans le registre danois jusqu'en 2003.

La demande sociale provient des mobilisations pour combattre les inégalités sociales de santé. Alors que, dans la plupart des pays européens, les campagnes contre le cancer privilégient encore aujourd'hui les comportements individuels et la détection précoce, la question d'un contrôle public et social sur les choix industriels a été posée avec vigueur en Scandinavie dès les années 1970. Cela a nourri la réflexion de chercheurs formés dans le climat contestataire des universités de cette époque. L'origine directe du projet Nocca est un article publié en 1999 par six chercheurs : trois Norvégiens, une Suédoise, une Danoise et un Finlandais1 . Aucun de ces spécialistes du cancer ne travaillait dans des institutions de santé au travail, mais chacun était animé par la volonté de lutter contre les inégalités sociales.

Si la question des rapports entre travail et cancers était pertinente, les chercheurs devaient surmonter le silence de la plupart des registres concernant la profession. La solution fut simple. Le numéro national d'identité des patients figure dans les registres des cancers, de manière à pouvoir collecter, à propos d'un même individu, des informations d'origines diverses (données hospitalières, rapports des laboratoires d'analyses médicales, certificats de décès, etc.). Or, dans les pays nordiques, chaque citoyen a accès au système public de santé, qui enregistre à la fois son numéro d'identité et son métier. Par recoupement, une simple information d'ordre administratif - le numéro - a permis de combler les lacunes relatives à la profession.

L'article de 1999 passait en revue un million de cas de cancer diagnostiqués au cours des décennies 1970 et 1980 dans les quatre pays dont étaient originaires les auteurs de la publication, en établissant l'incidence de chaque type de cancer par profession. Pour l'ensemble des cancers, les variations selon le métier allaient du simple au double chez les hommes et étaient de l'ordre de 1,5 parmi les femmes ; pour certains types de cancer, l'activité professionnelle pouvait multiplier le risque par dix.

 

Associations inédites

 

Depuis la parution de l'article, les recherches ont été poursuivies sous le nom de "Nocca". Pour un budget annuel inférieur à 100 000 euros, 2,8 millions de cas de cancer diagnostiqués dans les cinq pays nordiques - l'Islande s'étant jointe entre-temps au projet - ont été examinés, l'étude prenant en compte les 15 millions de personnes âgées de 30 à 64 ans durant les décennies 1960, 1970, 1980 et 1990. Les données recueillies permettent d'effectuer des analyses statistiques en utilisant plusieurs variables : le sexe, la localisation du cancer, le pays, la profession du patient.

Nocca met en évidence les liens importants qui existent entre les conditions de travail et les cancers. Le croisement des données confirme des associations déjà connues : les mésothéliomes dans les professions impliquant une exposition à l'amiante (plombiers, marins, etc.) ; les cancers de la peau parmi les pêcheurs et les fermiers, qui travaillent en plein air ; les cancers des fosses nasales touchant les travailleurs du bois ; enfin, de très nombreux cancers chez les travailleurs du bâtiment, soumis à des expositions multiples.

Par ailleurs, des éléments inédits ont pu être apportés. Nocca a permis de constater une plus forte prévalence des cancers de la bouche et du vagin parmi les femmes employées dans l'industrie chimique ; des cancers de la peau, du sein (aussi bien féminins que masculins) et des ovaires dans le secteur de l'imprimerie ; enfin, des cancers de la thyroïde chez les femmes travaillant dans l'agriculture.

Une association statistique est un signal d'alarme. Elle ne permet pas d'établir de façon certaine les causes des cancers. C'est pourquoi des initiatives nouvelles ont été mises en oeuvre pour contribuer à une amélioration de la prévention primaire. Ainsi, l'équipe animant le projet a impulsé la mise au point de matrices professions/expositions plus précises, qui facilitent l'interprétation des associations statistiques. Elle procède également à un suivi attentif de la littérature. N'attendant pas la publication d'études épidémiologiques portant sur de grandes cohortes, elle enregistre, dans la meilleure tradition de la médecine sociale du XIXe siècle, des observations cliniques concernant parfois des populations numériquement très faibles. Grâce au travail statistique de Nocca, un risque accru de cholangiocarcinome - un cancer des voies biliaires - avait ainsi pu être relevé parmi les imprimeurs, sans qu'aucune explication puisse être avancée. La réponse est venue du Japon : en 2013, la pathologie, rare dans la population générale, a été détectée chez onze travailleurs d'une petite imprimerie d'Osaka et l'étude des conditions de travail a permis d'identifier les agents chimiques vraisemblablement à l'origine de ces cas.

 

Ignorance organisée

 

Le lien avec les mobilisations sociales est resté très fort. Par exemple, à la demande de syndicats de pompiers nordiques, l'équipe de Nocca a lancé des recherches dans cette profession et a découvert une prévalence élevée de cancers de la prostate parmi les plus jeunes.

La mise en place d'un système Nocca à l'échelle de l'Union européenne ne poserait pas de difficultés techniques considérables. L'obstacle relève avant tout d'une ignorance organisée dans les politiques de santé publique à l'égard du rôle des conditions de travail dans l'apparition des cancers. Une telle obstination à vouloir fermer les yeux s'explique par la réticence à intervenir dans les choix de production et d'organisation du travail, laissés à la discrétion du patronat.

  • 1

    "Work-related cancer in the Nordic countries", par A. Andersen, L. Barlow, A. Engeland, K. Kjaerheim, E. Lynge et E. Pukkala, Scandinavian Journal of Work, Environment & Health n° 25, suppl. 2, 1999.

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