© Les Editions de l'atelier
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« Nous voulions garder une trace de ce procès historique »

entretien avec Eric Beynel, porte-parole de l'Union syndicale Solidaires
par Clotilde de Gastines / 24 juin 2020

Le livre « La raison des plus forts » relate avec une précision accablante le procès France Telecom, qui s’est déroulé entre le 6 mai et le 11 juillet 2019. Entretien avec Eric Beynel de l’Union syndicale Solidaires, qui a coordonné cet ouvrage, paru le 4 juin dernier.

Le livre commence sur un historique des faits et une présentation de la salle d’audience et des protagonistes avec des didascalies, comme pour une pièce de théâtre. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Eric Beynel : Nous ne voulions pas faire un livre de sociologie. Or il se trouve que le tribunal fonctionne un peu comme un théâtre, avec un décor immuable. Nous n’étions pas très nombreux à être de toutes les audiences, mais on finissait par remarquer des petites habitudes des uns et des autres. Par exemple, les familles des prévenus, tout particulièrement les épouses Lombard et Wenès, amenaient un coussin pour s’asseoir sur une place qu’elles estimaient attitrée. Avec l’époux de Brigitte Dumont, elles essayaient de faire la police des audiences et de s’imposer dans le public. Toutes ces didascalies posent le décor en quelque sorte, puis viennent les 42 comptes-rendus d’audience avec la plaidoirie, les réquisitoires et le jugement rendu le 20 décembre dernier. Le tribunal a reconnu l’existence d’un « harcèlement moral institutionnalisé » et condamné Didier Lombard, ex-président du groupe, son ancien bras droit, Louis-Pierre Wenès, l’ex-directeur des ressources humaines, Olivier Barberot, à un an de prison, dont huit mois avec sursis.

Pourquoi avoir confié la couverture du procès à des personnalités sensibles à la question des risques professionnels ?
E. B. : Nous voulions garder une trace de ce procès historique. L’idée de cette couverture nous est venue quelques jours avant l’ouverture du procès. Nous avons sollicité des experts et des personnalités issus du collectif « Ne plus perdre sa vie à la gagner » et de l’association Henri-Pézerat, ou avec lesquels nous avons mené des luttes ou organisé des initiatives, comme la journée « Tout le monde déteste le travail ». D’autres ont rejoint le dispositif au fil de l’eau. Chaque artiste, écrivain, chercheur, syndicaliste, dessinateur, intervenant en santé au travail a relaté une audience, à l’aune de sa propre expérience et de sa grille de lecture. Certains avaient une relation particulière à l’entreprise France Télécom, comme Marin Ledun, auteur des Visages écrasés, qui en a été salarié ou encore la sociologue Danièle Linhart, qui a participé à l’Observatoire du stress et des mobilités forcées.

Que s’est-il joué lors du procès ?
E. B. : Ce procès a permis de suivre le fil chronologique de ce qu’il s’est passé au sein de l’entreprise entre 2006 et 2010, avec le plan de destruction de 22 000 emplois. Il s’est penché plus particulièrement sur 39 victimes, parmi lesquelles 19 suicidés. Il est apparu que tous les signaux d’alerte avaient été allumés pour dénoncer la mise en place à l’échelle de la société de techniques de harcèlement moral institutionnalisées. Il n’était pas simplement question de stress ou de fragilités des uns ou des autres.
Comme je l’écris dans la préface, je suis intimement persuadé que dans le travail, il n’y a pas d’actes de désespoir, il n’y a que des cris de colère. En tant que syndicaliste, dans beaucoup d’audience, j’avais envie de m’insurger, car les prévenus, désormais jugés coupables, niaient de bout en bout. Didier Lombard a même osé dire qu’on lui avait « gâché la fête ». A la fin, il a versé quelques larmes, mais ce n’était pas des larmes de contrition, plutôt le signe qu’il s’apitoyait sur lui-même. D’ailleurs, si la société Orange n’a pas fait appel, les coupables oui.
Dans la salle d’audience, la lutte des classes sautait aux yeux. On voyait deux camps, fracturés, inégaux à tous les points de vue. La modestie des victimes et des familles devait affronter la morgue des prévenus avec leurs bataillons d’avocats.

Le livre sort alors que le travail est chamboulé par le Covid-19, parfois pour le meilleur mais aussi pour le pire. Quelle peut être sa portée ?  
E. B. : La portée sera multiforme avec, je l’espère, un écho international. Un projet de documentaire est en cours, qui s’appuierait entre autres sur ces chroniques du procès. C’est aussi un livre sur l’obstination. Une force collective a émergé de l’union de syndicats très différents, qui ont su tenir bon pendant des années et porter le sujet jusqu’à la justice et faire condamner les principaux responsables. Ce livre nous permet de faire résonner ce combat opiniâtre. Il permet de laisser une trace, afin d’en inspirer d’autres.
On nous demande souvent à quoi servent les organisations syndicales. Notre action ne se limite pas à mener des mouvements de grève. Le livre montre que la question de la santé au travail est centrale pour l’action syndicale. Et sur ce sujet, d’ailleurs, les avocats de la défense semblaient mal maîtriser les aspects techniques. Certains semblent avoir fait le choix d’une agressivité sarcastique pour contrer les éléments gênants apportés par les parties civiles.
On l’a vu pendant le confinement. Les syndicats ont joué un rôle crucial pour préserver la santé des salariés. Il y a d’ailleurs une sacrée similitude entre le déni et la morgue de la gouvernance d’alors, et le déni actuel du gouvernement sur sa gestion de la crise sanitaire.