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Un nouveau climat pour le travail

par Eliane Patriarca / 25 avril 2023

Dans un avis adopté à l’unanimité, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) dessine des pistes pour protéger les travailleurs des bouleversement climatiques, qui les mettent à rude épreuve. Des risques qui demeurent encore aujourd’hui largement ignorés.

C’est à l’unanimité que les membres du Conseil économique, social et environnemental (Cese) ont adopté ce mardi 25 avril, une vingtaine de préconisations afin de développer la prise en compte de l’impact du changement climatique sur la santé et la sécurité au travail dans les entreprises et les administrations. Un avis en forme de « grand appel à la mobilisation de tous : pouvoirs publics, partenaires sociaux, employeurs et administrations », résume la présidente de la commission travail et emploi du Cese, Sophie Thiéry, représentante de la CFDT.
A l’automne 2022, après un été marqué par quatre épisodes de canicule et des accidents du travail dus à des coups de chaleur, la commission s’est autosaisie de cette problématique. « Nous avons d’abord procédé à une série d’auditions d’experts et universitaires pour nous acculturer sur le sujet », explique Jean-François Naton, conseiller confédéral CGT et rapporteur du projet d’avis du Cese. Afin de le nourrir, une plateforme de consultation en ligne a été ouverte ; un questionnaire, diffusé auprès de représentants des personnels du public et du privé, et d’employeurs de petites ou grandes entreprises et de la fonction publique, a recueilli 1 922 contributions.

Professeurs et élèves étouffant dans leurs classes

Ces réponses mettent en lumière un décalage considérable entre le niveau de préoccupation personnelle des travailleurs et l’engagement collectif perçu. 80 % des répondants se sentent en effet concernés à titre personnel par les conséquences du dérèglement climatique sur les situations de travail mais seuls 35 % estiment que ces sujets sont à l’ordre du jour dans leur entreprise ou administration. Avec des exemples très concrets : « Des enseignants expliquent avoir eu beaucoup de difficultés à continuer leurs cours en mai-juin 2022, alors que leurs élèves et eux-mêmes souffraient des très fortes chaleurs dans des classes mal isolées… D’autres salariés citent l’impossibilité de porter les équipements de protection individuelle durant les canicules. La majorité indique que, dans leur organisation, ni la direction ni les syndicats, n’ont pris la mesure de ces nouveaux problèmes », constate Sophie Thiéry. Au fil des auditions et des réponses à l’enquête, « nous avons réalisé qu’il existe un cadre législatif et réglementaire assez développé, et incitatif, précise-t-elle. Mais il manque une impulsion, une mobilisation collective. Les moyens font défaut, l’information et la formation sont insuffisantes… »
L’enquête montre aussi que le document unique d’évaluation des risques (DUER) intègre encore peu ceux liés aux dérèglements climatiques. Quant aux services de prévention et de santé au travail (SPST), déjà débordés, ils ne sont « pas en mesure de prendre en charge les effets des vagues de chaleur répétées », selon Sophie Thiéry. Pourtant, en 2018 déjà, dans une expertise collective, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) avait alerté : « Tous les risques professionnels, à l’exception des risques liés au bruit et aux rayonnements artificiels, sont et seront affectés par le changement climatique et les modifications de l’environnement. » A l’été 2020, au moins douze accidents du travail mortels « en lien possible avec la chaleur » avaient été recensés par la direction générale du Travail ; et sept l’ont été durant l’été 2022.

Ouvrir le document unique aux risques climatiques

Présenté par Jean-François Naton en séance plénière, l’avis du Cese est un document dense, et très instructif. Parce qu’avant de lister des préconisations, il envisage de manière globale la question du travail à l’ère de l’anthropocène et de l’indispensable transition écologique. Une question qui, depuis quarante ans, avait été reléguée à l’arrière-plan dans les esprits, les discours et les faits, la préoccupation pour l’emploi et les salaires monopolisant le débat.
Les dix-sept préconisations sont regroupées en trois axes. Le premier consiste à articuler ensemble santé au travail, santé publique, santé environnementale et politiques de prévention. « On subit les effets de la canicule sur la santé à la maison, dans les transports, sur le lieu de travail et ils se cumulent », souligne Sophie Thiéry. Le deuxième objectif consiste à « mobiliser plus dans les entreprises, les branches et la fonction publique », afin de passer de la prise de conscience à la mise en œuvre. Le Conseil considère notamment que le DUER, « pierre angulaire d’une politique de prévention des risques professionnels », est tout autant indispensable pour recenser des actions pertinentes face au changement climatique.  « Mais une entreprise sur deux considère encore le DUER comme une formalité administrative et s’en dispense », déplore Sophie Thiéry. L’avis préconise donc que le respect de l’obligation de réalisation et d’actualisation du DUER devienne « une condition d’attribution et de maintien des aides publiques et des exonérations dont bénéficient les employeurs ».
Quelle que soit l’activité professionnelle, l’exposition prolongée à la chaleur constitue un facteur évident de pénibilité au travail. Pourtant, le Code du travail ne comporte aucune indication de température maximale au-delà de laquelle il serait interdit de travailler ou qui pourrait justifier l’exercice du droit de retrait. Le Cese se limite sur ce sujet à conseiller d’éviter d’exposer les travailleurs à des températures élevées. Il propose néanmoins « d’intégrer, par voie réglementaire, après une négociation cadre entre partenaires sociaux du BTP, le risque canicule en tant qu’intempérie au sens du Code du travail », et encourage à généraliser ce dispositif aux autres secteurs d’activités concernés ainsi qu’à la fonction publique.

De la gestion de crise à la prévention

Et Jean-François Naton de mettre en garde contre « le recours massif à la climatisation », une solution qui ne serait qu’une « maladaptation ». Il propose d’associer plusieurs dispositions complémentaires comme « l’aménagement du temps de travail, la négociation de plans de mobilité durable, le recours au télétravail, et plus généralement l’organisation du travail ainsi qu’une conception différente du bâti ». Plus globalement, le Conseil appelle les acteurs du dialogue social à passer d’une « logique de gestion de crise » à une « logique de prévention », et ceci en intégrant les effets du dérèglement climatique sur la santé au travail dans les négociations collectives.
Enfin, dans son dernier grand axe de recommandations, le Cese appelle à « mettre en œuvre un débat démocratique au travail sur l’exposition aux risques professionnels et environnementaux ». Le Conseil constate en effet que « la capacité de celles et ceux qui effectuent le travail à identifier les risques qui y sont associés, à les prévenir ou à les éviter est trop rarement réinvestie dans la politique générale de prévention de l’entreprise ». Il recommande donc d’« inscrire l’écoute directe des salariés sur leur travail et les risques associés parmi les principes généraux de prévention du Code du travail ».
Troisième assemblée de la République, vouée à éclairer la loi, le Cese va maintenant envoyer son avis au gouvernement, aux parlementaires mais aussi au patronat et aux organisations syndicales. « En espérant qu’ils en feront bon usage ! », ajoute Jean-François Naton qui demande aussi que le Cese accueille un « temps de débat régulier » sur la prise en compte des risques environnementaux et professionnels, où seraient entendues les agences publiques en charge de leur évaluation.

«Le changement climatique aggrave une situation déjà dégradée»
entretien avec Jean-François Naton, conseiller confédéral CGT
Eliane Patriarca

Pour Jean-François Naton, conseiller confédéral CGT et rapporteur de l’avis du Conseil économique, social et environnemental (Cese) adopté ce mardi 25 avril, l’impensé de l’impact climatique sur le travail est d’autant plus ravageur qu’il se construit sur une invisibilisation des maux dans le monde professionnel.

Pourquoi l’avis du Conseil économique, social et environnemental (Cese) ne recommande-il pas, comme le réclame la Conférence européenne des syndicats, l’instauration de températures maximales au-delà desquelles le travail serait interdit ?
Jean-François Naton : Nous savions que le groupe employeurs rejetterait toute obligation sur ce sujet, donc nous nous sommes limités à étayer la nécessité d’aller dans cette direction, en soulignant que les dispositions sur le droit de retrait en cas de danger grave et imminent, inscrites dans le Code du travail, peuvent s’appliquer à l’exposition à des situations climatiques extrêmes. C’est vrai, vous ne trouverez pas le mot conditionnalité dans l’avis. Mon objectif est avant tout d’obliger les employeurs à s’impliquer.

Comment s’explique un tel retard des organisations dans la prise en compte des conséquences du dérèglement climatique au travail ?
J.-F. N. : La France souffre d’un mal endémique : l’invisibilisation des maux du « mal travail ». L’impensé de l’impact climatique sur le travail est d’autant plus ravageur qu’il se construit sur cette invisibilisation. Notre pays a banalisé, accepté les mauvaises conditions de travail et ses effets comme les maladies professionnelles ou les accidents du travail. Le changement climatique aggrave une situation déjà dégradée, et son impact sur les travailleurs reste négligé.

Quelle est à vos yeux la préconisation essentielle de l’avis ?
J.-F. N. : « Inscrire la parole des travailleurs comme le premier principe de prévention dans le Code du travail », car l’invisibilisation prend sa source dans une absence de démocratie au sein des entreprises et du monde du travail. A cause de la mise sous silence de ceux qui font : les travailleurs. Et cela vaut pour les employeurs comme pour les syndicalistes. La crise climatique impose un changement profond de la manière dont les organisations syndicales écoutent ceux qui font, avant de vouloir dire. Il faut alimenter le dialogue social par le dialogue professionnel. C’est à un revirement fondamental, à un nouvel âge de la démocratie du travail que j’appelle.

Vous prônez aussi un rapprochement entre santé publique et santé au travail ?
J.-F. N. : Le salarié qui va mal dormir parce qu’il vit dans un petit appartement en centre-ville ou celui qui doit faire une heure de RER pour aller travailler ne réagiront pas aux fortes chaleurs et canicules comme leur collègue qui a la chance de récupérer durant la nuit parce qu’il habite une maison dans une banlieue plus boisée, à proximité de son lieu de travail. Le changement climatique exige une autre vision de la santé au travail, décloisonnée, en lien avec les services de prévention et de santé publique.

Que pensez-vous de l’accord national interprofessionnel (ANI) sur la transition écologique et le dialogue social auquel sont parvenus les organisations patronales et les syndicats CFDT, CFTC et FO, la CFE CGC émettant des doutes et la CGT refusant de signer ?
J.-F. N. : Cela souligne la pertinence de la réflexion que nous avons engagée depuis septembre dernier au Cese ! Cet ANI est une boîte à outils, un catalogue sans obligations, dont on peut redouter qu’il reste lettre morte. Les travaux du Cese vont de toute façon bien au-delà : ils revisitent la question du travail, de son sens, de son utilité sociale, des conditions et de la santé au travail et s’appuient sur l’expertise de scientifiques, d’environnementalistes, de spécialistes de la précarité et de l’exclusion aussi.