© Johan Keslassy

Conduite du changement : jamais sans les salariés

par Nathalie Quéruel / juillet 2021

Déménagement d’un site, installation de nouvelles machines, mise en place du télétravail, réorganisation de services, restructuration… Les entreprises sont comme des organismes vivants, en perpétuelle transformation. Bien souvent, la conduite du changement est pratiquée de façon verticale, prérogative de la direction qui met sur la table un projet déjà ficelé sur lequel le CSE est consulté de façon formelle, sans pouvoir réellement intervenir. Et si les salariés formulent des réserves, ce n’est que la manifestation d’une « résistance au changement » qu’il s’agit de surmonter bien vite à grand renfort de tours de passe-passe managériaux. Il est temps de changer d’approche. Toute transformation, parce qu’elle entraîne des effets majeurs sur le travail, ne peut se passer de l’expérience de ceux qui le font. Au risque de rater ses objectifs, détériorant tout autant la performance de l’organisation que les conditions de travail. Que les salariés deviennent acteurs du changement ne relève pas de l’utopie. Chaque projet, y compris le plus modeste, est une occasion de l’expérimenter. Ce dossier montre comment il est possible de construire cette participation, d’organiser l’expression de chacun sur son activité quotidienne, de structurer l’action du CSE pour qu’il pèse davantage sur les choix. Une démarche d’autant plus nécessaire qu’elle est un gage de la préservation de la santé.

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Une nouvelle maison de retraite dont on a pris soin

par Clotilde De Gastines / juillet 2021

A Limoges, les salariés d’un Ehpad municipal vieillissant se sont impliqués dans la conception du futur bâtiment. Ils ont été accompagnés par des ergonomes pour que l’amélioration de leurs conditions de travail figure au premier plan.

« Favoriser la participation, c’est donner aux personnes la capacité d’agir sur leurs propres situations de travail, avec un double objectif d’efficacité et de préservation de la santé », explique Karine Chassaing, ergonome de l’Institut national polytechnique de Bordeaux (Bordeaux-INP). C’est le cœur de la démarche qu’elle déploie, avec toute une équipe, dans le projet de reconstruction de l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) Marcel-Faure, à Limoges. Les locaux actuels, qui accueillent 100 résidents sur 5 étages, ne répondent plus aux normes d’accessibilité et manquent de surface. A la demande de la ville, qui gère cette structure via son centre communal d’action sociale (CCAS), le programme devait aussi répondre à des enjeux de santé au travail.
Car au sein de cet Ehpad, employant 70 salariés, on relevait 578 jours d’arrêt maladie pour accident du travail en 2015, avec un taux de gravité se situant entre 1,53 et 2,89 depuis trois ans (contre 1,3 pour la moyenne nationale). « Il y avait surtout des blessures au dos, quand il fallait retenir un résident qui manquait de chuter en grimpant la marche qui menait au bac de douche », témoigne Marine Vildary, aide-soignante à Marcel-Faure depuis 2013. Comme elle, la plupart des salariés attendent avant tout une amélioration de leurs conditions de travail et une réduction des pénibilités physiques, en particulier pour les déplacements et la manutention. « Faire venir des ergonomes sur du très long cours était une nécessité absolue ! », confirme Marie-Christine Coste, la cadre de santé. Leur mission, financée par la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL) et qui a débuté en 2015, a permis d’associer le personnel aux différentes étapes de la création du nouveau bâtiment. Chacun – cuisinier, agent d’hygiène, infirmière, aide-soignante – a pu être remplacé pendant sa participation et ce, sur toute la durée du projet, depuis le concours de maîtrise d’œuvre jusqu’à l’emménagement prévu en novembre 2021.

Transmettre l’expérience du travail

Lors de la première phase de diagnostic, des groupes ont été constitués, sans présence hiérarchique, avec des agents volontaires. Ces derniers ont passé au crible les esquisses des trois agences d’architecture qui étaient affichées dans la salle de transmission. Ils les ont comparées sur la base de quatre items : qualité de vie du résident, amélioration des conditions de travail, aspect collectif, flux de personnel et de matériel. Première déception : ce n’est pas la proposition la plus adaptée aux yeux des salariés qui a été retenue, le volet « ergonomie » ne pesant que 15 % dans la notation finale. « Ça a été la douche froide pour nos agents, reconnaît la directrice de l’Ehpad, Chantal Tabuteau. Mais on ne peut pas faire l’impasse sur les contraintes budgétaires… »
Ce ne fut cependant pas le mot de la fin. Une fois le cabinet d’architecture désigné, le personnel s’est remobilisé pour faire réviser, avant le dépôt du permis de construire, des points qui lui paraissaient problématiques. La distribution des repas a servi de fil rouge à la réflexion collective. « Le moment du repas est central en Ehpad, précise Chantal Tabuteau. D’abord parce qu’il rythme quatre fois la journée. Ensuite, parce que tous les métiers sont concernés et doivent se coordonner : les cuisiniers au premier chef bien sûr, les aides-soignantes qui assistent les résidents ne pouvant manger seuls, les infirmières qui distribuent les médicaments, les agents d’hygiène qui nettoient. » Il a fallu ainsi repenser la circulation des plateaux depuis la cuisine jusqu’aux deux salles à manger ou aux chambres. L’architecte, selon « sa » vision du travail dans un Ehpad, avait prévu un monte-plats pour servir depuis l’office. Les groupes de travail ont analysé tout le process, de la cuisine à la table, pour prendre en compte les contraintes du mobilier, des murs, les espaces dédiés aux chariots, les caractéristiques techniques et de sécurisation de chaque pièce. Avec des simulations et de simples maquettes, ils ont imaginé la situation au plus près de ce qu’est leur activité. Tout cela a été retranscrit à l’architecte, et le monte-plats a été abandonné au profit d’un ascenseur. Malgré tout, « cette phase de réflexion a été beaucoup trop contrainte, regrette aujourd’hui Marie-Christine Coste. Nous étions en pleine période estivale, et il a fallu réagir en urgence pour adapter les nouveaux locaux aux besoins des agents et des résidents, avant que le permis de construire soit déposé. Cette phase aurait pu intervenir plus en amont, dans le cahier des charges initial. »

Un « esprit de famille » à préserver

Une deuxième bataille a permis de remodeler l’accueil. Le programme initial misait sur l’esthétique et la transparence pour ce lieu mais l’analyse de l’activité des secrétaires a montré l’importance de la charge cognitive : « Ces dernières font peu d’accueil en réalité ; elles organisent, par exemple, le planning du personnel, explique Karine Chassaing. Et elles sont très souvent interrompues, alors qu’elles ont besoin de concentration. » Comme le futur Ehpad se déploiera sur deux niveaux qui fonctionneront presque de manière indépendante, les salariés ont aussi exprimé leur crainte de perdre ce qu’ils appellent « l’esprit de famille », selon l’ergonome : « Ils s’étaient adaptés aux défauts de l’ancien bâtiment, à l’étroitesse des couloirs et l’engorgement des ascenseurs en se régulant grâce à un fort travail collectif. » Pour le préserver, les agents ont obtenu de travailler dans une seule salle de transmission, et de partager le même lieu de pause et le même vestiaire.
Les architectes ont validé la quasi-totalité des propositions des groupes de travail. Les agents ont par exemple gagné sur la superficie des salles de bains et sur les espaces de stockage. En revanche, ils ont perdu sur la taille des chambres qui sont définies par l’Agence régionale de santé (ARS). « Le nouveau bâtiment sera équipé de douches à l’italienne, de lits médicalisés et de verticalisateurs. Mais bon, comme les chambres sont riquiqui, il faudra pousser le lit pour utiliser le matériel », regrette Maggy Jabet, lingère au sein de l’Ehpad depuis 2004, qui a apporté sa contribution en tant que référente des agents d’hygiène. Il est vrai que les groupes de travail se sont parfois retrouvés face à des contradictions : « Il aurait fallu créer plus de moments de mutualisation et de la transversalité, estime Marie-Christine Coste. Peut-être en nommant un chargé de mission dédié au sein du CCAS, qui aurait su remonter les informations au bon interlocuteur : bureau d’études, architecte. »
Dans les prochains mois, le nouveau bâtiment accueillera progressivement 20 résidents de plus. Il assurera également des activités supplémentaires, car la ville a imposé la création d’un restaurant qui sera ouvert aux habitants seniors du quartier.
Aujourd’hui, les ergonomes, la directrice, l’infirmière-cadre et les deux référentes suivent de près le chantier qui s’achève. « On a remarqué des écarts entre les plans et la réalisation : dans la lingerie, des gaines très larges vont nous empêcher d’installer des rayonnages ; parfois, des prises électriques sont mal positionnées », déplore Maggy Jabet. Elle participe désormais à la définition de la future organisation du travail des 16 agents d’hygiène de jour et de la personne qui travaillera la nuit. « C’est ce personnel qui va connaître le plus de modifications dans son travail, souligne la directrice. Parce que la surface du bâtiment va doubler et qu’il n’y aura plus de chambres doubles. D’où le besoin de 5 recrutements. » Le projet entre dans sa dernière ligne droite. « Mi-mai, nous avons fait une simulation de déménagement, raconte Karine Chassaing. Les ergonomes jouaient le rôle des personnes âgées plus ou moins dépendantes, et chaque professionnel a œuvré pour déplacer dans les meilleures conditions l’escouade des résidents, de l’ancien bâtiment au nouveau, à 1 km de là. » Le jour J, chacun des salariés aura sa feuille de route…