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Nucléaire : l’effet cancérogène des faibles doses avéré

par Eliane Patriarca / 02 octobre 2023

Une étude épidémiologique réévalue à la hausse le risque de décès par cancer associé aux très faibles doses de rayonnements ionisants pour les travailleurs du nucléaire. Ses auteurs invitent au renforcement des mesures de protection pour les professionnels exposés et le grand public. 
 

Publiée le 16 août dernier dans le British Medical Journal (BMJ), l’étude épidémiologique Inworks démontre que l’exposition répétée à de faibles doses de rayonnements ionisants provoque une surmortalité par cancers dits « solides », c’est à dire hors leucémies et lymphomes, chez les travailleurs du nucléaire. Alors que le gouvernement français a décidé de relancer la filière du nucléaire, les effets nocifs pour la santé des faibles doses de radioactivité sont ainsi avérés. Mary Schubauer-Berigan, épidémiologiste au Centre international de recherche sur le cancer (Circ) et coordonnatrice de cette étude, souligne dans un communiqué que ces résultats viennent étayer la nécessité de « renforcer les mesures de protection contre les rayonnements pour les travailleurs et le grand public ». Réalisée par le Circ et des institutions en charge de la santé au travail américaines et européennes, dont l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) en France, Inworks porte sur une cohorte de 310 000 travailleurs de l’industrie nucléaire suivis en moyenne durant trente-cinq ans en France1 , au Royaume-Uni et aux Etats-Unis.
Elle met en évidence que le risque de décès par cancers solides est augmenté de 52 % pour une dose cumulée d’un gray (Gy) reçue par un individu durant sa carrière. « Il existe bien une association significative entre une exposition professionnelle répétée aux rayonnements ionisants, même à des doses très faibles comprises entre 0 et 50 mGy, et une augmentation du risque, tous cancers solides confondus », commente Klervi Leuraud, épidémiologiste à l’IRSN et co-autrice de l’étude. La chercheuse tient néanmoins à tempérer l’alerte relative à l’augmentation des décès par cancers solides chez les travailleurs du nucléaire : « Un gray, l’unité de mesure de la quantité de rayonnement absorbée, représente une dose de radiation particulièrement importante, très rare dans le milieu professionnel du nucléaire. La dose moyenne reçue et cumulée durant leur carrière par les salariés de la cohorte française est plutôt de l’ordre de la vingtaine de mGy. »

Travailleurs sous-traitants en première ligne

Pour la sociologue de la santé Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et spécialiste des maladies professionnelles, les résultats de l’étude n’en restent pas moins « très inquiétants » et doivent alerter sur la nécessité de mieux protéger les travailleurs, notamment les contractuels. « La cohorte étudiée comprend uniquement les travailleurs statutaires des grands groupes industriels, comme, pour la France, EDF, Orano (ex-Areva) ou le CEA, souligne-t-elle. Or les contractuels, massivement employés par la sous-traitance, sont aussi ceux qui sont voués aux tâches les plus coûteuses en doses de radiations. » Cette spécialiste rappelle que les sous-traitants du nucléaire sont affectés à la maintenance des centrales, le démantèlement des réacteurs usés, le transport et la gestion des déchets ou encore les chantiers de correction des problèmes de corrosion. « En moyenne annuelle, les travailleurs extérieurs supportent 80 % de l’exposition collective aux rayonnements ionisants », continue-t-elle. Dès 1991, une enquête de la chercheuse avec le service de médecine du travail d’EDF a établi ce transfert du risque radio-induit des agents statutaires vers les sous-traitants et une absence de suivi médical pour ces derniers en raison de leur grande mobilité et de la précarité des emplois. « Le recours aux prestataires et à la sous-traitance en cascade n’a depuis fait que s’accentuer dans l’industrie du nucléaire », pointe-t-elle.

Le modèle « linéaire sans seuil » en question

Tout en conseillant aux organisations de radioprotection de s’aider de leurs résultats dans leurs évaluations des risques des expositions aux faibles doses, les chercheurs signataires de l’étude publiée dans le BMJ suggèrent par ailleurs que le risque ne serait pas strictement proportionnel à la dose. Le modèle dit « linéaire sans seuil » (LNT), lequel suppose une relation directement proportionnelle entre la dose reçue de rayonnements ionisants et le risque de cancer, et ce sans seuil en dessous duquel ce risque serait nul, est utilisé depuis une soixantaine d’années pour fixer les normes de radioprotection. Fondé sur le suivi épidémiologique des survivants des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki au Japon, en 1945, ce modèle permet par extrapolation d’évaluer le risque lié à l’accumulation des petites doses reçues par les travailleurs de l’industrie du nucléaire, du secteur médical et de l’aérien.
« L’augmentation du risque par unité de dose, c’est-à-dire la pente de la relation dose-réponse, paraît effectivement plus importante dans la gamme des faibles doses, ce qui ne semble pas cohérent avec une relation linéaire », confirme Klervi Leuraud. L’IRSN, qui a constitué la cohorte française de 60 000 salariés avec un financement partiel d’Orano et d’EDF, s’est pourtant fendu d’un communiqué en juillet pour défendre la validité du modèle linéaire sans seuil2 . « On ne peut bouleverser des connaissances et le système de radioprotection à partir d’une seule étude. Il faut pousser les investigations plus loin et conserver une grande prudence », défend l’épidémiologiste de l’institut. Une circonspection et un conservatisme surprenants de l’IRSN au regard des conclusions d’Inworks. Mais aussi, pour Annie Thébaud-Mony, une conception qui ignore le réel de l’activité de travail tout comme la nécessité de mieux protéger les travailleurs du nucléaire, du secteur médical et de l’aérien.

Le projet de fusion IRSN-ASN réactivé
Eliane Patriarca

Au printemps dernier, le projet de fusion de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) avait été retoqué par le Parlement. En juillet, l’Elysée, pressé de relancer la filière de l’atome, profitait d’un Conseil de politique nucléaire pour réactiver son projet controversé. Début septembre, la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, a présenté à l’intersyndicale de l’IRSN son projet de loi de création d’une grande autorité indépendante de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Sans convaincre : « L’absence de réponses à nos préoccupations nous conforte hélas dans notre position ! », ont déclaré les représentants du personnel à l’issue de la réunion. Outre l’impact social avec 200 salariés concernés sur 1 700, l’intersyndicale déplore le « risque de pertes de synergies entre experts de la sûreté, de la sécurité et de la radioprotection » qui en résultera.
« La ministre nous a indiqué que plusieurs services de l’IRSN ne rejoindront pas la future grande autorité », explique François Jeffroy, délégué CFDT. Ce dernier liste en particulier l’expertise de la sûreté des installations nucléaires relevant de la Défense nationale, l’expertise de la sécurité des installations nucléaires civiles, c’est-à-dire la prévention de la malveillance, des agressions et des attentats contre les installations nucléaires, ou encore l’activité de prestation de dosimétrie externe, à savoir la fabrication, vente et exploitation des données des appareils mesurant la radioactivité reçue par une personne exposée professionnellement. Les activités de recherche de l’IRSN devraient être transférées dans la future grande autorité. « Le projet de loi n’intègre aucune garantie sur la séparation des fonctions “expertise-recherche” et “décision-contrôle” », déplore l’intersyndicale. Or la robustesse du système français actuel de contrôle des risques nucléaires repose précisément sur cette organisation bicéphale, garante, selon eux, de l’indépendance du pôle d’expertise.
L’embryon de projet de loi révèle surtout l’extrême complexité de la réorganisation imposée par le gouvernement s’agissant de la fusion entre deux organismes aux statuts si différents. Un chantier qui devrait prendre plusieurs années. « On va fabriquer une usine à gaz pour faire à peu près aussi bien qu’aujourd’hui ! », redoute François Jeffroy. Prochaine échéance : une phase de consultation informelle qui débutera très prochainement, le projet de loi devant être présenté au Conseil des ministres fin novembre et transmis au Parlement en décembre ou au début de l’année prochaine.

  • 1L’étude a porté sur 103 553 décès comptabilisés dans la cohorte, dont 28 089 étaient dus à des cancers solides.
  • 2« L’IRSN publie son point de vue sur le modèle linéaire sans seuil (LNT) », https://www.irsn.fr/actualites/lirsn-publie-son-point-vue-sur-modele-lineaire-sans-seuil-lnt