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Conduite du changement : jamais sans les salariés

par Nathalie Quéruel / juillet 2021

Déménagement d’un site, installation de nouvelles machines, mise en place du télétravail, réorganisation de services, restructuration… Les entreprises sont comme des organismes vivants, en perpétuelle transformation. Bien souvent, la conduite du changement est pratiquée de façon verticale, prérogative de la direction qui met sur la table un projet déjà ficelé sur lequel le CSE est consulté de façon formelle, sans pouvoir réellement intervenir. Et si les salariés formulent des réserves, ce n’est que la manifestation d’une « résistance au changement » qu’il s’agit de surmonter bien vite à grand renfort de tours de passe-passe managériaux. Il est temps de changer d’approche. Toute transformation, parce qu’elle entraîne des effets majeurs sur le travail, ne peut se passer de l’expérience de ceux qui le font. Au risque de rater ses objectifs, détériorant tout autant la performance de l’organisation que les conditions de travail. Que les salariés deviennent acteurs du changement ne relève pas de l’utopie. Chaque projet, y compris le plus modeste, est une occasion de l’expérimenter. Ce dossier montre comment il est possible de construire cette participation, d’organiser l’expression de chacun sur son activité quotidienne, de structurer l’action du CSE pour qu’il pèse davantage sur les choix. Une démarche d’autant plus nécessaire qu’elle est un gage de la préservation de la santé.

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« On a cantonné le droit d’expression aux seuls postes de travail »

entretien avec Blanche Segrestin, professeure à l'école Mines ParisTech
par Stéphane Béchaux / juillet 2021

Blanche Segrestin, professeure et directrice du Centre de gestion scientifique à l’école Mines ParisTech, invite à refonder l’entreprise, en permettant la participation effective des salariés aux dynamiques d’innovation et au contrôle de la gestion.

Les salariés et leurs représentants aspirent à être associés aux projets de transformation des entreprises. Pourquoi la conduite du changement reste-t-elle encore trop souvent à la seule main des directions ?
Blanche Segrestin : Il y a clairement une forte attente en la matière. Et ce d’autant plus que les entreprises sont devenues des lieux d’action collective d’une extraordinaire puissance innovante et créative. Elles sont donc attendues pour être, de par leurs activités, des espaces de développement économique, social et environnemental, et des vecteurs de l’épanouissement de leurs salariés. Si cet espoir est si souvent déçu, c’est parce qu’aujourd’hui encore, les entreprises sont régies par le seul droit des sociétés. Selon ce droit, qui n’a quasiment pas évolué depuis le XIXe siècle, le principal dirigeant est un mandataire social, nommé par les actionnaires pour agir en leur nom et potentiellement pour défendre leurs seuls intérêts.

Et quelle est donc la place des travailleurs ?
B. S. : Si les salariés apparaissent comme des acteurs clés de l’entreprise, ce ne sont « que » de simples tiers pour la société. Ce qui pose une redoutable difficulté. Car, si on considère l’entreprise comme un lieu de création collective, alors les dirigeants devraient avoir pour mandat d’animer le collectif de travail, de développer ses capacités d’innovation. Ce qui n’est pas le cas, puisqu’ils ont celui de défendre l’intérêt des actionnaires. Il y a donc bien une « déformation » possible de l’entreprise, selon l’expression de l’économiste Olivier Favereau (voir « A lire »), par rapport à sa conception originelle.

Peut-on dire que le concept de responsabilité sociale des entreprises (RSE) a permis de rapprocher les parties prenantes ?
B. S. :
Dans le cadre d’une gouvernance inchangée, la RSE ne peut produire que des effets limités. Tant que les actionnaires ont un intérêt financier à prendre en compte les aspects sociaux et environnementaux, ils n’ont pas de raison de s’y opposer. Mais en cas de conflit entre parties prenantes, ils gardent le droit de contrôle ultime !

Au cours des dernières décennies, il y a quand même eu des tentatives pour faire davantage participer le personnel…
B. S. :
C’est même une idée très récurrente. Au XXe siècle, il y a eu de nombreux débats sur la cogestion, la codétermination, etc. Mais les formes de participation sont restées très limitées, en tout cas en France ; rien n’a vraiment changé dans la gouvernance des entreprises. Les lois Auroux ont bien accordé aux salariés de nouveaux droits mais les instances de représentation n’ont jamais eu davantage qu’un droit d’information et de consultation. Quant au droit d’expression, on l’a cantonné aux seuls postes de travail. En réalité, on a buté sur une forme de confusion entre participer et diriger. Avec une difficulté à penser le fondement de la subordination.

Dans quels organes de direction les salariés devraient-ils prendre place pour peser davantage sur les transformations ?
B. S. :
L’enjeu est-il seulement de rééquilibrer les représentations des parties dans les instances de gouvernance ? Le vrai sujet me semble être ailleurs. Les entreprises sont des lieux de création collective dans lesquels les compétences ne préexistent pas, dans lesquels les rôles ne sont pas donnés au départ. Dans ces conditions, les orientations stratégiques ne relèvent pas d’un vote démocratique. On peut penser au contraire que le rôle du management est d’organiser les processus d’apprentissage et de permettre la participation effective des salariés aux dynamiques d’exploration et d’innovation. Pour que ces derniers y prennent pleinement part, le mieux n’est-il pas d’expliciter le mandat des dirigeants et les finalités poursuivies par l’entreprise, sa contribution attendue en matière sociale comme en matière environnementale ? Et que les salariés participent au contrôle de la gestion au regard de ces finalités ?

L’avènement de la « société à mission », qui se donne une finalité d’ordre social ou environnemental, peut-il changer la donne ?
B. S. :
Conceptuellement, voilà un moyen d’action très important, même si seules quelques dizaines de firmes ont pour l’instant sauté le pas. Pour une société, afficher sa raison d’être et l’inscrire dans ses statuts, c’est une évolution majeure. Cela permet en effet de placer l’entreprise et le sens de l’activité au cœur du contrat de société et de la gouvernance ! Les engagements pris sont opposables et valables, même en cas de changement d’actionnaires. A ce titre, c’est beaucoup plus puissant que la RSE ! La mission est un levier majeur de contrôle des orientations stratégiques pour toutes les parties, y compris les salariés. Ces derniers doivent d’ailleurs être représentés, d’après la loi, au comité de mission qui est l’organe de contrôle des engagements. Désormais, on ne peut plus écrire dans les manuels scolaires que les entreprises n’ont comme objet que la maximisation du profit.

A LIRE
  • La mission de l’entreprise responsable. Principes et normes de gestion, par Blanche Segrestin et Kevin Levillain, Presses des Mines, 2018.
    Refonder l’entreprise, par Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Le Seuil, 2012.
    Entreprises : la grande déformation, par Olivier Favereau, Editions Parole et Silence, 2014.