On n'en a pas terminé avec l'amiante !

par Luc Peillon / avril 2009

Interdit en France depuis 1997, l'amiante reste un risque professionnel. Dans un avis récent, l'Afsset estime qu'il faut renforcer la réglementation pour prendre en compte la dangerosité des fibres fines et des fibres courtes du matériau cancérogène.

La lutte contre l'amiante en France vient de franchir une étape décisive. Il ne s'agit pour l'heure que d'un rapport, mais dont les conclusions, si elles sont suivies d'effet, devraient bouleverser la gestion des risques liés à l'inhalation d'amiante. Dans un avis rendu public le 17 février dernier, l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset) met en garde contre la dangerosité de deux classes dimensionnelles de fibres qui, jusqu'à présent, n'étaient pas prises en compte dans la prévention en milieu professionnel. En plus des fibres longues, seule catégorie mesurée en environnement de travail, le rapport confirme la toxicité des fibres fines, sans écarter le caractère cancérogène des fibres courtes (voir tableau ci-dessous). Conséquence : l'agence propose d'intégrer certaines de ces fibres dans la réglementation actuelle et de revoir de façon importante les différents seuils d'exposition réglementaires. "Si les pouvoirs publics suivent ces recommandations, on assistera à un changement en profondeur des règles pour tous les préventeurs", estime Alain Bobbio, secrétaire de l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva), qui se félicite de l'avis rendu.

 

Au-delà des fibres longues, dont la dangerosité est établie depuis de nombreuses années, les experts missionnés par l'Afsset valident donc l'existence d'un effet cancérogène induit par les fibres fines. En revanche, pour la troisième classe de fibres, dites "courtes", les scientifiques émettent un doute. "On ne peut pas établir leur effet cancérogène, mais on ne peut pas l'exclure non plus", explique Christophe Paris, professeur de médecine du travail à Nancy et président du groupe "fibres courtes et fibres fines d'amiante" à l'Afsset. Selon lui, cette incertitude est liée "aux contraintes expérimentales difficiles à lever", notamment en raison de la présence systématique de fibres longues dans les échantillons étudiés. Et même quand elles sont broyées, ajoute-t-il, "on ne sait pas si leur effet cancérogène diminue parce qu'elles sont plus courtes ou parce qu'on a altéré leurs caractéristiques", en modifiant, entre autres, leur réactivité de surface. Quoi qu'il en soit, la toxicité des fibres courtes ne peut plus, désormais, être écartée, et l'application du principe de précaution ne permet plus de les ignorer.

 

Modifications des conditions d'exposition

Deux classes de fibres toxiques, une troisième qui l'est peut-être : ces conclusions ont amené l'Afsset à proposer plusieurs modifications des conditions d'exposition à l'amiante, tant en environnement professionnel que général. En milieu de travail, la réglementation actuelle n'impose de compter que les fibres longues, pour un seuil de 100 fibres par litre et par heure d'exposition. L'Afsset suggère d'intégrer les fibres fines dans les mesures et d'abaisser le seuil réglementaire d'exposition. La valeur limite d'exposition professionnelle (VLEP)1 diminuerait ainsi de deux manières : par la prise en compte des fibres fines et par la baisse du seuil du nouvel ensemble. Celui-ci, s'il n'est pas chiffré dans l'avis rendu par l'agence, est évoqué dans le rapport d'expertise, qui indique la valeur de 10 fibres par litre, soit une division par 10 du seuil actuel. La valeur définitive, elle, ne sera connue qu'une fois discutée au sein du "comité d'experts spécialisés VLEP" de l'agence. A charge ensuite pour le ministère du Travail de consulter le Conseil d'orientation sur les conditions de travail, avant de fixer la nouvelle VLEP par décret interministériel.

 

Changement de technologie pour les mesures

Au regret de certains acteurs de la prévention, l'agence exclut en revanche de compter les fibres courtes, faisant valoir qu'"étant donné la présence systématique de fibres longues lors d'une activité professionnelle, la valeur limite d'exposition qui sera retenue couvrira indirectement un éventuel risque sanitaire lié aux fibres courtes". Un avis que ne partage pas Sylvie Catala, inspectrice du travail et militante au sein de l'association professionnelle L. 611-10, qui considère que "de nombreux matériaux ne comportent que des fibres courtes". Cette spécialiste du dossier amiante juge également que l'abaissement à venir de la VLEP devrait conduire à remettre en cause la distinction, en matière de retrait, entre amiante friable et non friable : "Sur certains matériaux non friables, où l'on ne trouvait aucune fibre longue et qui n'exigeaient qu'un confinement léger pour leur retrait, on va désormais observer des fibres fines tout en s'approchant de la nouvelle valeur limite d'exposition. Il faudra donc revoir les mesures de protection, tant individuelles que collectives, ainsi que les techniques de retrait, de façon à éviter au maximum l'émission de fibres. Les mesures plus souples appliquées à l'amiante non friable n'auront plus de raison d'être."

Dernière conséquence, enfin, en milieu de travail, de l'intégration dans le seuil d'exposition des fibres fines : le changement de technologie pour les mesures. Jusqu'à présent, et à la différence de l'environnement général, le comptage des fibres se faisait via la microscopie optique en contraste de phase (MOCP), un procédé incapable de différencier la nature minéralogique des fibres. L'intégration des fibres fines dans la valeur d'exposition impose donc aux professionnels de recourir désormais à une autre technique : la microscopie électronique à transmission analytique (META), seule à même de détecter ce type de fibres.

Baisse de la VLEP, intégration de nouvelles fibres, technologie META... ce renforcement des contraintes sur les entreprises de désamiantage va-t-il conduire à une surveillance accrue des chantiers, alors que plus des deux tiers d'entre eux enfreignent déjà la réglementation actuelle, selon une étude réalisée en 2005 ? "Nous ne pouvons pas mettre un inspecteur du travail derrière chaque chantier, répond Jean-Denis Combrexelle, directeur général du Travail, mais le contrôle reste notre priorité, tout comme le dialogue avec les fédérations professionnelles du secteur."

 

Actualisation d'un seuil obsolète

Second volet de l'avis rendu par l'Afsset, l'environnement dit "général", c'est-à-dire pour le public et pour les travailleurs subissant une exposition passive dans des bureaux ou commerces. Cet aspect est aujourd'hui régi par une réglementation qui ne prend en compte que deux classes de fibres, les longues et les fines, considérées comme les plus dangereuses. Elle fixe aussi, pour l'ensemble de ces fibres, un seuil à 5 unités par litre d'air. Au-dessus de cette limite, un chantier de désamiantage doit être entrepris. Problème : ce seuil est basé sur le "bruit de fond" (nombre de fibres dans l'air extérieur) des années 1970, qui a baissé depuis. "Les mesures effectuées sur des échantillons du début des années 1990 montrent qu'il a été divisé par dix, se rapprochant de 0,5 fibre par litre, précise Guillaume Boulanger, coordinateur de l'expertise à l'Afsset. Si un bâtiment compte encore 5 fibres par litre, qui est pourtant le seuil actuel, c'est qu'il y a un problème." L'Afsset recommande donc d'actualiser ce seuil devenu obsolète, sans pour autant livrer une nouvelle valeur. L'allusion au bruit de fond de 0,5 fibre par litre établi lors de l'expertise laisse cependant penser que le nouveau seuil pourrait être divisé par dix. Une diminution forte qui fait craindre à certains une explosion du nombre de chantiers de désamiantage. "En réalité, d'après les quelques données disponibles, les projections font état d'une augmentation de 10 % de ces chantiers en cas d'alignement sur le bruit de fond des années 1990", note Guillaume Boulanger.

 

"Notre position est une première mondiale"
Luc Peillon

En quoi cet avis de l'Afsset est important ?

Notre position sur les fibres courtes d'amiante (FCA) est une première mondiale. Nous sommes les premiers à dire officiellement qu'il faut faire quelque chose. Alors, certes, les FCA restent moins dangereuses que les fibres classiques - longues ou fines -, mais le risque ne peut être écarté. Dans de nombreux établissements recevant du public, on arrive à un taux de fibres courtes très important, ce qui constitue une réelle exposition à l'amiante. Le nouveau seuil spécifique que nous proposons d'instaurer serait un bon indicateur du niveau de dégradation de ces matériaux, une sorte d'incitation à faire quelque chose. Notre proposition de passer à la microscopie électronique en environnement de travail est aussi très importante. Son adoption nous placerait à l'avant-garde des pays occidentaux.

La nouvelle réglementation proposée suffira-t-elle à couvrir le risque ?

La lutte contre l'amiante est un travail progressif, et le nouveau "tour de vis" que nous proposons, comme l'abaissement des différents seuils ou l'inclusion des fibres fines en environnement de travail, s'inscrit dans cette démarche. La réglementation, passée ou à venir, est donc bien structurée. Je pense, en revanche, qu'il peut y avoir des insuffisances dans son application. La question des protections individuelles des personnels chargés du désamiantage est également essentielle. Le ministère du Travail va nous saisir sur cette question. Nous ferons alors des propositions.

Autre modification concernant le milieu général : la prise en compte des fibres courtes, dont les experts de l'Afsset considèrent que le caractère cancérogène ne peut être écarté. L'agence propose de créer "un nouveau seuil réglementaire spécifique" pour ce type de fibres, indépendamment du seuil commun aux fibres longues et fines. Un outil servant surtout d'indicateur de dégradation des matériaux, plutôt que de seuil déclenchant une opération de désamiantage. "Même si leur toxicité n'est pas prouvée, le principe de précaution doit jouer à plein. Instaurer leur comptage permet d'avancer sur la connaissance et la gestion de ce risque", affirme Alain Bobbio, qui rappelle que certains bâtiments publics peuvent compter jusqu'à 630 fibres courtes par litre. Mais qui dit nouveau seuil dit aussi nouvelle valeur. Qu'en sera-t-il pour ce type de fibres ? L'Afsset indique seulement que la proportion de fibres courtes dans un environnement intérieur est en moyenne de 90 %, le reste étant constitué de fibres longues et fines. Elle propose donc, pour le seuil relatif aux fibres courtes, de multiplier a minima par dix la valeur retenue après l'actualisation du seuil des fibres longues et fines, afin de rester dans les mêmes proportions. Une valeur spécifique qui permet aussi d'éviter un autre écueil, celui de situations réelles où les prélèvements réalisés à proximité de matériaux se dégradant ne contiennent que des fibres courtes.

 

La marche arrière risquée de l'Europe
Luc Peillon

Directeur du département santé et sécurité de l'Institut syndical européen, Laurent Vogel dénonce les brèches ouvertes par la Commission dans le dispositif d'interdiction de l'amiante.

Au moment où l'Afsset propose de durcir les règles relatives à la prévention contre l'amiante, les institutions internationales, et notamment l'Europe, semblent faire marche arrière. Comment est-il possible, dix ans après l'interdiction de l'amiante au sein de l'Union, que la fibre puisse être encore présente sur le marché ?

Laurent Vogel : En 1999, l'Union européenne décide d'interdire l'amiante au 1er janvier 2005, tout en accordant un délai de trois ans aux industriels recourant à l'électrolyse. Ces dérogations, suivant la directive, ne pouvaient être supprimées qu'à la suite d'un rapport élaboré par la Commission européenne. Une simple formalité, en principe, car dès cette époque des alternatives existaient pour produire du chlore ou de l'hydrogène sans amiante. Mais ce dispositif a été détourné par la Commission. Huit ans après l'interdiction, alors que la quasi-totalité des industriels avait adopté des procédés de substitution à l'amiante, seules les multinationales Dow Chemical et Solvay pour la production de chlore en Allemagne, ainsi que quatre autres entreprises en Bulgarie, Pologne et Suède, se refusaient à adopter un processus de production sans amiante. Et comme par hasard, ce sont leurs arguments qu'on a retrouvés dans le fameux rapport élaboré en 2007 par la Commission, expliquant qu'il était impossible de changer de technologie. La Commission souhaite désormais que ces dérogations soient maintenues sans limite de temps. Elle a aussi introduit une deuxième faille dans le dispositif d'interdiction, en permettant aux Etats membres d'autoriser la mise sur le marché d'articles contenant de l'amiante, s'ils ont été fabriqués avant le 1er janvier 2005.

Ces deux décisions de la Commission sont-elles juridiquement définitives ?

L. V. : Ces deux dérogations, qui figurent dans l'annexe 17 du règlement européen Reach sur les produits chimiques, ont été adoptées le 20 février dernier par une majorité d'Etats membres. Le seul recours possible, désormais, est celui du Parlement européen, qui dispose de six mois pour s'opposer au texte. Mais sa saisine n'a rien d'automatique. En cas de rejet par les parlementaires, la Commission devra faire une nouvelle proposition. Sur un plan plus politique, ces deux exceptions sont surtout incohérentes par rapport à l'engagement de l'Union de lutter contre l'amiante dans le monde. Comment, en effet, demander aux Canadiens de cesser de produire de l'amiante si nous, Européens, continuons à en acheter ? Ce n'est pas par hasard, d'ailleurs, si ceux-ci viennent de se réjouir de la décision de la Commission. Pour la France, en revanche, cette dérogation ne devrait rien changer sur un plan pratique, car l'interdiction dans ce pays est totale.

L'autre sujet d'inquiétude, au plan international, concerne la convention de Rotterdam...

L. V. : Ce texte impose à toute entreprise qui veut exporter un produit listé comme dangereux dans la convention d'informer et d'obtenir l'accord du pays destinataire. En octobre 2008, lors d'une réunion à Rome, plusieurs pays membres de la convention, comme l'Inde, le Pakistan ou le Vietnam, se sont opposés à ce que l'amiante chrysotile (95 % du marché mondial) soit inscrit sur la liste des produits soumis à cette procédure. L'inscription sur cette liste nécessitant l'unanimité, elle a donc été repoussée. Au plan international, cette décision est plus préoccupante pour les pays dits "émergents", dont le marché est en pleine croissance, que pour les pays développés, où la consommation d'amiante est en baisse, y compris aux Etats-Unis où la fibre n'est pas interdite.

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    Pour un agent toxique donné, concentration maximale dans l'air qu'un travailleur peut respirer pendant un temps déterminé sans risque pour sa santé.