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« On va s’écrouler ! »

entretien avec Audrey Debaillon-Vesque, médecin hospitalière et gastro-entérologue
par François Desriaux / 21 janvier 2022

Médecin hospitalière et gastro-entérologue, Audrey Debaillon-Vesque a assisté récemment au décès d’un malade, faute de place en réanimation. Un événement qui a fait basculer son regard sur son travail, réalisé dans des conditions de plus en plus dégradées. Témoignage.

Cela fait six ans que vous exercez comme gastro-entérologue à l’hôpital de Haut-Lévêque, à Pessac, en Gironde. Comment analysez-vous la situation à l’hôpital aujourd’hui, avec cette cinquième vague du Covid ?
Audrey Debaillon-Vesque : J’ai le sentiment de faire un travail pourri. Même si l’hôpital va mal depuis de nombreuses années, j’en ai pris conscience avec le décès de ce patient que je suivais dans mon service d’oncologie digestive. On n’a pas réussi à le faire admettre en réanimation, dans aucun service, entre Noël et le jour de l’an. C’est un malade que j’aimais beaucoup, que je suivais depuis plus de deux ans pour son cancer. Il était âgé, sous chimio, mais restait hyper actif et continuait de pratiquer son sport favori. Il aurait pu vivre encore suffisamment de temps pour profiter de sa famille et de ses amis. Il a été hospitalisé pour des nausées et des vomissements et, une nuit, à la suite d’une complication, il a présenté des très graves problèmes respiratoires. L’interne de garde a voulu le faire admettre en réanimation, mais il n’y avait pas de place. Quand je suis arrivée dans le service le matin, j’ai essayé de trouver une place en réanimation sur Bordeaux, puis sur l’ensemble du département de Gironde : j’y ai passé la matinée, mais je n’y suis pas parvenue. Même les établissements où il restait une ou deux places n’ont pas voulu le prendre, parce qu’il fallait conserver des lits en réserve pour des cas éventuels plus jeunes. Nous l’avons donc gardé dans notre service, en essayant de le réanimer, mais, sans pouvoir l’intuber, nous n’avons pas réussi à le sauver. Depuis ce week-end-là, c’est l’enfer, car la réanimation est en souffrance extrême.

Pourquoi ?
A. D.-V. : Nous avons un gros service de réanimation au Haut-Lévêque, de 35 lits, avec une spécialisation pour tout ce qui est digestif. Mais là, il y a deux unités de cinq lits fermées, du fait d’un manque de personnel. Nous manquons d’infirmières. Quant aux 25 lits restants, ils sont en partie occupés par des patients Covid. Déjà, en temps normal, cette réanimation est pleine tout le temps mais évidemment, dans la situation exceptionnelle que nous traversons, c’est plus que tendu. Entre les paramédicaux qui sont en arrêt maladie, épuisés par les premières vagues de la pandémie, et ceux qui ont démissionné parce qu’ils n’en pouvaient plus et qu’ils ont perdu espoir que cela change, le manque de personnel oblige à fonctionner à la limite de la rupture en permanence. Et cela n’est pas vrai que pour la réanimation. Depuis environ deux mois, sur 26 lits en médecine digestive, on en compte la moitié de fermés. Dans le service de pathologie du foie, nous avons 13 lits fermés sur les 20 que compte l’unité. Dans mon service d’oncologie digestive, nous avons gardé ouverts nos 26 lits, en essayant de prioriser les patients cancéreux, pour pouvoir assurer la continuité de leur traitement, mais nous prenons en sus des patients des deux autres services qui fonctionnent en capacité réduite. Cela complique la gestion des soins. Nous avons eu une réunion avec la direction mais, dans la mesure où aucune candidature de paramédicaux nous arrive pour remplir les postes vacants, c’est sans solution.

Comment gérez-vous la situation ?
A. D.-V. :
Comme on peut… En fait, il faut bien comprendre que nous passons une bonne partie de notre temps à déprogrammer et reprogrammer des prises en charge, des examens. On annule, on reporte, on annule, on reporte. On finit par faire un travail hyper dégradé et on ne peut pas dire que ce soit uniquement à cause du Covid. Cela fait longtemps que les congés maternités ne sont pas remplacés, que l’on demande aux paramédicaux de faire des heures supplémentaires, de revenir les week-ends où ils sont censés être en repos, pour remplacer des collègues en arrêt. Sans compter qu’avec le Covid, tout est plus compliqué, plus lourd et plus chronophage. Il faut s’équiper pour rentrer dans la chambre, travailler en sécurité pour ne pas être contaminé. Cela demande une attention particulière. Mais le plus désolant c’est qu’il n’y ait aucune perspective d’amélioration. Et forcément, quand il y a des drames comme celui que nous venons de vivre, le vécu de l’équipe soignante est désastreux. Surtout que lorsque nous prenons en charge nous-mêmes la réanimation d’un patient, alors que nous ne sommes pas organisés pour cela, cela demande une énorme mobilisation pour la surveillance. Cela veut dire que tout le temps passé avec ce malade, c’est au détriment des autres patients du service. Et lorsque ce patient décède, c’est un échec qui renforce le sentiment de ne pas avoir fait du bon travail.

En vous écoutant, il apparaît que vous réalisez beaucoup de tâches administratives…
A. D.-V. : C’est certain. De plus en plus. Par exemple, depuis un an, nous assumons tous les courriers de consultation. On dicte, on corrige les fautes… Cela prend du temps. Nous avons aussi trois réunions par semaine en moyenne de concertation pluridisciplinaire, où nous analysons les dossiers des patients cancéreux pour orienter leurs traitements. Cela représente souvent plusieurs centaines de dossiers. Or c’est nous ensuite qui devons faire les comptes rendus, programmer les examens et les hospitalisations, avec les difficultés de planning que cela représente. Nous avions demandé à avoir un secrétariat pour ces tâches administratives, mais cela n’a pas été possible car il n’était pas financé. Notre activité « ne rapporterait pas suffisamment ». Nous sommes quand même l’hôpital public ! Pendant que nous réalisons ce travail administratif, nous ne faisons pas notre métier de médecin hospitalier, auprès des malades, auprès des internes pour les former ou les encadrer, ou notre travail universitaire. Là aussi, c’est un immense gâchis.

Comment font les soignants pour tenir malgré tout ?
A. D.-V. : Les médecins font beaucoup d’heures et si l’on n’aime pas trop s’arrêter parce que ça ne se fait pas, nous sommes nous aussi épuisés, moralement surtout. Depuis mon retour des quelques jours de congés que j’ai pu prendre à Noël, je me demande ce que je fais là… La seule chose qui me tient c’est que si je pars, j’aurai l’impression d’abandonner mes collègues, de quitter le navire qui prend l’eau de toutes parts. Les internes aussi sont à bout. La semaine dernière, un interne de la réanimation du CHU Pellegrin, à Bordeaux, s’est suicidé… Du coté des cadres de santé, c’est l’enfer. Elles passent leur temps à faire et défaire des plannings pour que cela tienne malgré tout, à trouver des remplaçants. C’est un vrai casse-tête qui revient sans cesse. Quant aux infirmières et aux aides-soignantes, qui ont un travail plus pénible physiquement, elles s’arrêtent quand leur corps craque. Et puis, du côté des plus jeunes, tous corps de métier confondus, ils ne veulent plus se sacrifier pour l’hôpital, ni passer soixante-dix heures au travail par semaine.
Il faut aussi voir que cette situation dégradée génère des conflits. Les rapports sont tendus entre les équipes soignantes. Les gens s’engueulent parce qu’il n’y a pas assez de places, parce qu’on ne sait plus où mettre les malades, parce qu’aux urgences, ils doivent écluser le flux incessant de malades qui arrivent mais que lorsqu’il faut les hospitaliser, c’est souvent mission impossible… Et sans parler des rapports dégradés avec les patients eux-mêmes et avec leurs familles, parce que la prise en charge est mauvaise. Aujourd’hui, même les anciens, les médecins expérimentés, les professeurs, les chefs de service, tous sont inquiets pour la survie de l’hôpital. On va s’écrouler, parce que les soignants n’en peuvent plus et ne veulent plus retourner au front. Qu’est-ce qui va se passer alors pour le système de santé ?