"On voit défiler toute la misère du monde"

par Lise Gaignard psychanalyste / octobre 2008

Agnès, cadre bancaire, est effondrée. Elle est venue en parler à une psychologue du travail. Voici son témoignage.

"Depuis que je suis dans ce service, c'est comme ça. Mon chef est cassant, froid, je n'en peux plus. On est deux sous-chefs, et il y a les vingt employés de bureau, dix chacune. C'est dur. Je ne peux pas leur demander ce qu'il exige : c'est impossible à réaliser, les objectifs sont invraisemblables. Et puis les méthodes changent tous les deux ou trois mois. Il suffit qu'il y en ait un qui fasse le malin en réunion devant le grand chef et qui affirme d'un air suffisant qu'une nouvelle méthode serait bien plus efficace et on lui demande de faire ses preuves. Le chef est mis sur la touche, avant de disparaître quelques mois plus tard. J'en ai déjà vu dé­filer quatre depuis trois ans que je suis dans ce service ! Comment voulez-vous exiger des efforts des salariés dans un cirque pareil ? Alors moi, je reste aux méthodes qui marchent. Le nouveau chef n'aime pas ça, pourtant il aime bien les résultats du service, ils sont bons.

L'autre sous-chef est pénible, elle me cherche des noises sans arrêt, il faut aussi supporter ça. Il faut dire qu'on vit une politique du "moins un". En gros, ça veut dire qu'on licencie 3 000 personnes d'ici 2010. Une seule sous-chef suffirait, on le sait bien, alors elle me met des bâtons dans les roues. En plus, elle, elle a couché avec lui et elle l'a plaqué, alors elle n'en mène pas large. Et puis notre chef, il a plus de 50 ans aussi, et il pourrait bien se trouver viré avant la retraite. Du coup, tout le monde fait du zèle pour conserver sa place.

Numéro masqué.

Et puis le boulot est dur. C'est un service de contentieux, toute la journée, on n'a affaire qu'à des RMIstes, des paumés... On voit défiler toute la misère du monde. Quelques escrocs aussi, mais c'est rare. On ne les reçoit plus dans un bureau, il y avait trop de violence, ils cassaient tout. Maintenant, on ne risque plus rien, on appelle avec un numéro masqué, on donne un faux prénom pour qu'ils ne puissent pas nous retrouver.

On les essore, en fait : au guichet, ils leur vendent n'importe quoi, ils placent des trucs dans la conversation, ils les font signer en sortant et hop, ils se retrouvent avec une assurance-vie, un crédit consommation, une autorisation de découvert énorme ou n'importe quoi ! Et après, c'est nous qui devons gérer leur colère... Mon fils lui-même a fait faillite il y a deux ans, et sa banque l'a harcelé... Heureusement, ce n'était pas la banque où je travaille... Malgré tout, il m'en veut un peu, depuis. Mais ça va. On fait aller."