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Aux origines de la classification des cancérogènes

par Valentin Thomas, post-doctorant en sociologie à Sciences Po Lyon / juillet 2021

Malgré les controverses, les débats d’experts sur la cancérogénicité des substances chimiques mobilisent un même outil : le système de classification conçu en 1979 par le Centre international de recherche sur le cancer. Histoire d’un instrument technocratique transnational.

Le 10 mars 2015, un groupe d’experts réunis à Lyon au Centre international de recherche sur le cancer (Circ) juge que le glyphosate, pesticide le plus vendu au monde et pilier économique de l’entreprise Monsanto, est « probablement cancérogène ». S’ensuit une série de contre-feux allumés en Europe et aux Etats-Unis, qui viennent contester le verdict de cette agence financièrement autonome mais administrativement liée à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Contributrice parmi d’autres à ce mouvement de réactions transnationales, l’European Chemicals Agency ou Echa, agence chargée de surveiller le marché des produits chimiques au sein de l’Union européenne, considère que le glyphosate n’entre même pas dans sa liste des substances « suspectées d’être cancérogènes ». Même son de cloche outre-Atlantique, où l’Environmental Protection Agency (EPA) américaine estime que le pesticide n’est « probablement pas cancérogène ».
Ces dissonances entre groupes d’experts autour de la cancérogénicité du glyphosate ont été longuement commentées. Si divergences il y a, cet épisode a néanmoins révélé un point fondamental, moins discuté : l’usage commun par toutes ces institutions sanitaires d’un système de classification des substances cancérogènes. Une fois prises dans ce dispositif, les substances évaluées ressortent estampillées de chiffres et de lettres, le plus souvent accolés à des formules comme « possiblement », « probablement » ou « probablement pas » cancérogènes. Cet instrument des politiques publiques en matière de santé est aujourd’hui incontournable. Et en retracer l’histoire permet de comprendre que ces groupes d’experts, loin d’être autonomes les uns des autres, forment en réalité un réseau d’acteurs fortement interdépendants à l’échelle transnationale.

Créer des niveaux de preuve scientifique

On peut faire remonter la genèse de ces classifications à la fin des années 1970. Au Circ, le Dr Lorenzo Tomatis organise depuis plusieurs années la rédaction de synthèses scientifiques critiques, appelées monographies, sur la cancérogénicité de divers types d’expositions, comme des pesticides, des procédés industriels ou encore des médicaments. En 1976, le National Cancer Institute (NCI), premier centre de recherche sur le cancer aux Etats- Unis et, surtout, financeur principal de ces monographies, envoie un long courrier à Tomatis. Les monographies, explique la lettre, sont très utiles à la communauté des chercheurs mais ne sont pas assez lisibles pour les différents acteurs qu’elles pourraient intéresser, comme les industriels ou les pouvoirs publics. Il est ainsi suggéré à Tomatis de créer des catégories qui permettraient de distinguer clairement les substances évaluées en fonction, par exemple, du niveau de preuve dont on dispose. Il s’agirait donc ni plus ni moins que de standardiser une définition de ce qu’est un cancérogène et, par-là, de ce qu’est une preuve scientifique légitime en ce domaine. L’idée faisait déjà partie des préoccupations du Circ, mais la demande du NCI accélère le processus, et c’est dans le monde de la santé au travail que Tomatis trouve les premiers modèles desquels s’inspirer.
En Finlande, à la suite d’une résolution du Bureau international du travail (BIT), le Finnish Institute of Occupational Health, institut finnois sur la santé au travail, a ainsi établi trois « classes » de cancérogènes. Toutefois, cette nomenclature renvoie moins à une définition scientifique qu’à des restrictions d’usage. Aux Etats-Unis en revanche, l’Occupational Safety and Health Administration (Osha), agence fédérale en charge de la santé et de la sécurité au travail créée en 1970, est en train de mettre en place un système de classification qui articule une véritable définition scientifique à des mesures sanitaires en milieu professionnel. Dans ce cadre, l’institution ouvre une longue collaboration avec Tomatis. Pour l’Osha comme pour le Circ, il y a alors trois axes de réflexions principaux : la valeur des preuves épidémiologiques obtenues sur des populations humaines, celle des preuves en toxicologie obtenues sur des animaux en laboratoire et enfin l’articulation entre les deux.

Le duo Osha et Circ

Pendant plusieurs années, les deux institutions échangent des experts, des savoirs, des pratiques, des dossiers, et ajustent mutuellement leur système de classification. D’un côté, l’Osha trouve dans le Circ une source de légitimité scientifique pour assurer la crédibilité et l’autorité de ses standards. De l’autre, en alignant sa définition de la preuve sur celle de l’Osha, le Circ assure à ses monographies un accès direct au système réglementaire des Etats-Unis. En 1979, le service de Lorenzo Tomatis distingue ainsi les substances « cancérogènes » du groupe 1, celles « probablement cancérogènes » du groupe 2A, celles du groupe 2B pour lesquelles il existe des « preuves suggestives » de cancérogénicité et, enfin, les substances « inclassables » du groupe 3.
La classification naît donc d’un double mouvement de réflexion scientifique et de structuration d’un système de relations institutionnelles entre plusieurs organisations. Au cours des années 1970-1980, ce système de relations ne fait que se densifier. Plusieurs organisations adoptent leur propre dispositif classificatoire, souvent inspiré par celui du Circ. Le National Toxicology Program (NTP), organisme fondé aux Etats-Unis à la fin des années 1970 avec pour objectif, entre autres, de développer un programme massif de tests sur animaux de laboratoire, se dote d’une classification à ses débuts.
James Huff, bras droit de Tomatis pendant plusieurs années au Circ, fut l’un de ceux qui firent circuler les standards et les savoirs entre les deux institutions. Toxicologue spécialiste des cancérogènes en milieu professionnel, James Huff a aussi, lors de son passage à Lyon, tenté de créer des liens entre le Circ et l’EPA, l’organisation en charge des problèmes de pollutions environnementales aux Etats-Unis.

Une stratégie de démarchage

Dès son arrivée dans le service de Lorenzo Tomatis, James Huff envoie aux administrateurs de cette agence américaine les monographies susceptibles de les intéresser. Cette stratégie de démarchage a des effets. Les représentants de l’EPA finissent par adopter les critères de classification du Circ pour élaborer leur système de régulation des cancérogènes, ouvrant une nouvelle voie de circulation transatlantique des dossiers évalués. Les cancérogènes des groupes 1, 2A et 2B du Circ se retrouvent ainsi dans le giron de la liste des potentielles substances à contrôler sur le sol américain. Parallèlement aux attaches avec le NTP, installé en Caroline du Nord, ou l’Osha et l’EPA, installées à Washington, d’autres liens se développent entre le Circ et l’Etat de Californie, qui initie une politique de contrôle des risques cancérogènes sur son territoire.
L’administration californienne se concentre alors avant tout sur la surveillance des pesticides, dont elle génère 20 % de la consommation nationale. Au milieu des années 1980, la Proposition 65, issue de luttes intenses entre mouvements écologistes et industrie agricole locale, vient encadrer le déversement de substances cancérogènes dans les réserves naturelles d’eau potable. Elle oblige toute entreprise à indiquer aux riverains et usagers si son activité comporte un risque d’expositions cancérogènes. Ces dernières sont identifiées par le biais d’une combinaison des listes du Circ et du NTP, retravaillées par un comité d’experts spécifique.
On assiste ainsi à l’émergence d’un entrelacs institutionnel fortement interdépendant, dans lequel une substance testée en laboratoire par le NTP a de grandes chances de faire l’objet d’une monographie au Circ, puis d’être reprise dans les dispositifs réglementaires de l’EPA et/ou de l’Etat de Californie.

Une empreinte marquée sur l’Europe

En même temps qu’ils s’arriment aux systèmes règlementaires américains, les standards du Circ sont aussi repris en Europe, mais de manière détournée. A partir de la fin des années 1960, la Communauté économique européenne se lance dans la construction de son marché intérieur des marchandises chimiques.
Dans ce long processus, la Commission européenne se rapproche de Lorenzo Tomatis à la fin des années 1970 pour deux raisons. D’une part, il s’agit d’obtenir une liste brute de substances cancérogènes, afin de pouvoir cibler les molécules déjà en circulation. D’autre part, la Commission se sert du Circ comme d’un intermédiaire discret pour homogénéiser son marché intérieur.
En 1980, elle charge ainsi Lorenzo Tomatis de se renseigner sur la manière dont les pays membres définissent les cancérogènes, afin de mesurer les écarts entre les différents marchés qu’elle souhaite unifier et administrer. Invité par ailleurs à la table de certains comités d’experts de la Communauté européenne, le Circ contribue de plusieurs façons à la définition des cancérogènes retenue par celle-ci. Si les liens entre le Circ et les instances européennes n’ont jamais été aussi manifestes que ceux entretenus avec les administrations américaines, la similitude des systèmes classificatoires reste extrêmement marquée, et ce jusqu’à aujourd’hui.
La séquence spectaculaire provoquée par l’évaluation du glyphosate a mis en avant ce réseau transnational d’institutions scientifiques et réglementaires. Elle montre, certes, que ces différents protagonistes sont en opposition sur certains points, notamment sur la valeur à attribuer à telle ou telle donnée. Mais ces mises en scène publiques de désaccords ne doivent pas faire oublier l’accord tacite, et donc d’autant plus robuste, qui lie ces acteurs entre eux. Même si les conséquences économiques, sociales, environnementales et sanitaires de la production et de l’usage des substances chimiques constituent des enjeux éminemment politiques, ces institutions ont de fait intérêt à les maintenir dans un débat d’experts, procédural et extrêmement technique, dont elles ont la maîtrise.