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Où est passé le « T » de la QVT ?

par Isabelle Mahiou / janvier 2020

Obligatoires dans les entreprises, les négociations sur la qualité de vie au travail (QVT) ne tiennent pas leurs promesses. Alors que les accords sont censés réduire les risques psychosociaux, trop rares sont ceux qui s’attaquent à la transformation du travail.

De la séance de massage au télétravail, en passant par la salle de silence et l’espace d’expression des salariés, la qualité de vie au travail (QVT) renvoie à une grande diversité de mesures, plus ou moins articulées entre elles… et pas toujours en rapport avec le travail. 
Initiée par l’accord national interprofessionnel (ANI) sur le stress au travail de juillet 2008, consacrée en juin 2013 par celui orientant « vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle », la QVT fait partie des négociations obligatoires des entreprises depuis 2016. Mais dans les accords qui en résultent, on ne parle plus guère de stress ou de prévention des risques psychosociaux (RPS). L’ambitieuse approche décloisonnée portée par l’ANI de 2013 n’est pas non plus la plus répandue. Plusieurs études réalisées sur les textes signés dans les entreprises l’attestent. A commencer par l’analyse de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), qui a décortiqué 100 des 600 accords recensés par Légifrance de septembre 2017 à août 2018 (voir « A lire »). La grande majorité d’entre eux s’attachent à des enjeux sociétaux – égalité professionnelle, articulation vie au travail et hors travail, diversité, ou encore handicap – et se traduisent par des mesures dans le registre des ressources humaines (RH). Exemples, pour l’articulation des temps : télétravail, don de jours RTT, horaires variables, organisation des réunions... Plutôt bien cadrées, ces dispositions « représentent des améliorations sensibles pour les salariés et répondent à des préoccupations fortes de leur part », indique l’Anact.

Peu de prévention primaire

La santé au travail, en revanche, est rarement abordée et, quand c’est le cas, « peu de liens sont faits avec les questions de charge, de contenu et d’organisation du travail », constate l’agence. « La prévention primaire est peu présente », poursuit-elle, tout en rappelant que la santé peut être traitée hors de ce cadre, dans une démarche unilatérale de prévention des risques. Quant au changement organisationnel, il apparaît comme « le parent pauvre des accords ». Les évolutions technologiques ne sont guère mieux traitées, et la problématique du numérique reste « circonscrite au droit à la déconnexion ». « Les enjeux d’évolution des métiers, d’organisation et de charge de travail sont rarement intégrés, note Julien Pelletier, responsable priorité qualité de vie au travail à l’Anact. Ces dimensions sont plus difficiles à objectiver. Les mesures offrant des résultats tangibles et pour lesquelles les données RH sont disponibles, comme le droit à la déconnexion ou le télétravail, sont plus consensuelles. »
Les questions de production et de rendement (contraintes liées à la qualité, aux délais, à la maîtrise des coûts...) sont le plus souvent ignorées, alors que l’amélioration conjointe de la performance et des conditions de travail est précisément au cœur de l’ANI. Sur le droit d’expression des salariés sur leur travail, point fort de leur participation au processus, les accords « reprennent la lettre de la loi […] mais de façon formelle, en le limitant souvent à l’entretien annuel » et en omettant d’évoquer les espaces de discussion préconisés, observe encore l’Anact.

Accompagner le changement

Ces constats trouvent un écho à la Fédération générale de la métallurgie et des mines (FGMM) de la CFDT, qui a épluché 24 accords signés entre 2014 et 2018. « Globalement, les accords restent dans un registre RH classique et n’accordent pas suffisamment de place aux salariés et au contenu du travail, expose Johnny Favre, secrétaire national. Certains balaient beaucoup de sujets, mais il s’agit juste d’une compilation de thèmes. Il n’est pas sûr qu’ils mènent très loin. D’autres en développent moins et se concentrent sur certains objectifs. Le but n’est pas de tout mettre dans l’accord, car beaucoup de choses peuvent être traitées ailleurs, mais de construire la transversalité, avec une démarche qui parte du travail, en associant les salariés et en se donnant la possibilité d’expérimenter. »
Dans l’esprit de l’ANI, cette approche transversale, qui permet de faire le lien entre organisationnel, économique et santé, est fondamentale. Or, souvent, « la QVT prend la forme d’une liste d’items négociés séparément », souligne Julien Pelletier, qui a accompagné plusieurs initiatives dans ce sens. « Les accords intégrés sont rares. Toutefois, certaines entreprises ont mis en place des accords à la fois sur de nouveaux droits pour les salariés et sur la méthode : conduite du changement, espaces de discussion, apprentissage via l’expérimentation, etc. »
L’accord QVT de France Télévision, signé en juillet 2017, est un cas d’école à cet égard. « Son axe principal est l’accompagnement des transformations, explique Xavier Froissart, le directeur santé et qualité de vie au travail. Il donne la parole aux professionnels pour réfléchir aux évolutions des organisations et des métiers et encourage le déroulement d’expérimentations. » Comme celle actuellement menée à Bordeaux sur un projet de nouvelle chaîne sur le Web, où des salariés volontaires testent le tournage avec un smartphone et le montage, en solo. « On suit en commission l’expérimentation, encadrée par un accord de méthode, en abordant les conditions d’exercice, la charge de travail, l’ergonomie, relate Pierre Mouchel, délégué central CGT. On ajuste en cours de route. C’est assez pragmatique. Après, on verra si on valide l’évolution au niveau du groupe et si on modifie la nomenclature des métiers. Mais il faudra en parallèle avoir une discussion sur l’emploi ! » 

Comportements encadrés

Aux antipodes de ce type d’accords, Franck Héas1 , professeur de droit à l’université de Nantes, pointe dans la revue Droit social (voir « A lire ») ceux qu’il qualifie de « comportementalistes ». Certes minoritaires – ils représentent 10 % des 200 qu’il a analysés, déposés entre septembre 2017 et mai 2019 –, ils n’en sont pas moins significatifs d’une tendance à l’encadrement des comportements. Ils envisagent « dans son ensemble et dans toutes ses dimensions la protection de la santé de la personne au travail ». En fait, ils s’attachent aux facteurs extraprofessionnels impactant la santé via des dispositifs d’aide à une meilleure hygiène de vie (paniers bio, salle de sport, information par la médecine du travail...), mais aussi des offres bien-être (massage) et soins (soutien psychologique). Les autres accords examinés se répartissent en trois catégories : les « basiques », les plus nombreux (126), déclaratifs et peu contraignants ; les « organisationnels », axés sur les conditions concrètes d’emploi ; enfin, les « globaux », plus extensifs, avec parfois des mesures prenant en compte la situation des personnes, telle que l’accompagnement aux aidants.
« Cette dérive comportementaliste participe d’une forme de paternalisme professionnel renvoyant à des âges datés, voire d’un contrôle sanitaire extensif des salariés dans un souci de renforcement de la productivité de l’entreprise », commente Franck Héas. En même temps, elle pourrait aboutir à « renforcer l’impératif du salarié acteur de sa santé au travail ».
Une responsabilisation qui va de pair avec la déresponsabilisation de l’employeur, encouragée par la possibilité de déléguer ses missions de santé au travail à un prestataire privé. Dans le même dossier de Droit social, Marion Del Sol, Anne-Sophie Ginon et Romain Juston montrent que les organismes complémentaires d’assurance maladie (Ocam) sont en passe de devenir « des acteurs à part entière […] de la prévention de la santé des salariés », avec une offre de produits orientés vers la prévention individuelle, l’accès aux soins et l’adaptation des comportements. L’obligation de couverture santé collective des salariés et l’inclusion de ce thème, par les ordonnances travail de 2017, dans un bloc de négociation sur la QVT a ouvert un marché aux Ocam. 

  • 1Membre de notre comité de rédaction.
A lire
  • Un cap à tenir. Analyse de la dynamique de l’accord national interprofessionnel qualité de vie au travail – égalité professionnelle du 19 juin 2013, rapport de l’Anact, février 2019.
    « Négociation collective, pratiques et innovations en matière de risque santé », dossier coordonné par Josépha Dirringer et Franck Héas, Droit social n° 11, novembre 2019.