"Partir en retraite pour rompre avec un travail insupportable"

entretien avec Annie Jolivet, économiste au Centre d'études de l'emploi et du travail (CEET)
par Nathalie Quéruel / janvier 2019

Plus de 120 000 personnes ont répondu à l'enquête interactive lancée par la CFDT sur le thème "Parlons retraites". Annie Jolivet, économiste au Centre d'études de l'emploi et du travail (CEET), en présente les résultats, dont elle a piloté l'analyse.

Quelle est l'originalité de "Parlons retraites"1 , l'enquête de la CFDT qui s'est déroulée l'été dernier ?

Annie Jolivet : C'est une enquête interactive en ligne, avec un questionnaire riche, conçu pour susciter l'intérêt. Elle a enregistré plus de 120 000 réponses ; ce nombre considérable permet de produire des résultats fiables sur des relations entre variables. Son apport essentiel est d'articuler les perceptions sur la retraite et les intentions non seulement avec les données socio-économiques et démographiques classiques, mais aussi avec des éléments sur le travail actuel ou passé, le parcours professionnel, le statut d'emploi ou encore l'état de santé. Les résultats montrent que la question des retraites ne se pose pas indépendamment de ces éléments.

Comment apparaît ce lien entre retraite, parcours professionnel et conditions d'emploi ?

A. J. : Parmi les personnes qui déclarent "être inquiètes" ou "avoir peur", on note une proportion plus importante de répondants affirmant qu'ils ne sont pas du tout reconnus dans leur travail, que celui-ci les "abrutit", qu'ils n'en sont pas du tout fiers, qu'ils ne peuvent jamais mettre en pratique leurs propres idées, qu'au travail ils ne "rigolent jamais". De même, les personnes qui connaissent des situations de chômage, d'inactivité ou sont dans des emplois précaires, celles qui déclarent avoir un état de santé dégradé ou qui craignent de "mourir prématurément à cause du travail", actuel ou passé, manifestent plus fréquemment cette peur ou cette inquiétude.

La question "Préférez-vous partir plus tôt avec moins d'argent ou plus tard avec plus d'argent ?" apporte un autre éclairage très intéressant. Parmi ceux préférant partir plus tôt, on trouve une proportion plus importante de gens qui disent "au travail on rigole jamais", qui ont envie d'"en finir avec un travail" ne leur apportant "plus rien", qui ont travaillé à temps partiel plus de vingt ans ou qui sont en mauvaise santé. On peut y lire une volonté de rompre avec le travail parce que les conditions dans lesquelles il s'exerce ne sont plus supportables.

Qu'est-ce que ces données apportent à la réflexion sur les retraites ?

A. J. : Le passage à la retraite cristallise des éléments du parcours professionnel, et notamment des inégalités en termes de conditions de travail, de statut d'emploi, de santé. Les répondants sont attentifs à des compensations qui réduisent ces inégalités. Les intentions de départ à la retraite expriment aussi des enjeux personnels étroitement liés au parcours et à la situation actuelle. Que des personnes préfèrent partir plus tôt, même avec une pension moins élevée, indique à quel point il est important d'améliorer la qualité de vie au travail. Aménager les fins de carrière ne peut suffire, car il est déjà en partie trop tard. C'est en amont qu'il faut agir. D'autant que l'allongement de la durée de cotisation conduit à travailler à des âges plus tardifs et que l'idée qu'"une génération avec une plus grande espérance de vie travaille plus longtemps" ne suscite pas un large consensus. Se projeter dans une vie de travail plus longue ne se joue pas que dans les paramètres d'un système de retraite.