© Shutterstock
© Shutterstock

Pendant les procès, l’exploitation des travailleurs détachés continue

par Martine Rossard / avril 2020

Des fleurons français du BTP ont été pris la main dans le sac du travail détaché illégal avec des entreprises de pays à bas coûts. Et font durer les procédures judiciaires, au risque de pérenniser dumping social et conditions de travail moyenâgeuses.

FLamanville (Manche), chantier de l’EPR de la centrale nucléaire, 2011. Trois cents travailleurs roumains, détachés par Elco, une société de Bucarest, travaillent au-delà de la durée légale en étant partiellement payés au noir et logés dans des bungalows sommaires. Parallèlement, 163 intérimaires polonais, recrutés par l’antenne chypriote de la société irlandaise Atlanco, découvrent qu’ils n’ont pas de couverture sociale malgré leur salaire amputé de « cotisations ». Mobilisé pour défendre les droits de tous les travailleurs sur le chantier, Jack Tord, coordinateur CGT du site, dénonce la situation et signale la non-déclaration des accidents du travail des salariés détachés oeuvrant pour les donneurs d’ordres français, Bouygues Travaux publics (TP) et Welbond Armatures. 

Une centaine d’accidents non déclarés

L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a déjà signifié des manquements, notamment l’absence de certificats de détachement, censés attester de l’affiliation à la Sécurité sociale dans le pays d’origine. Vainement ! En juin 2011, elle somme Bouygues TP de « faire cesser sans délai » la situation de travail dissimulé avérée chez son sous-traitant Atlanco, en lui rappelant le principe de solidarité financière des cocontractants. Pour 2010, elle dénombre chez ce sous-traitant 112 accidents du travail non déclarés, dont 38 graves1 . Cherbourg (Manche), palais de justice, 10 mars 2015. Les enquêtes menées pendant trois ans à l’initiative du parquet ont confirmé les défauts de protection sociale, la non-déclaration des accidents du travail, les dépassements d’horaires, le travail dissimulé ainsi que les prélèvements indus pour le logement. Cela vaut à Elco et Atlanco d’être renvoyées devant le tribunal correctionnel. Faute d’avoir respecté les règles et obligations du détachement – notamment une activité réelle dans le pays d’origine et l’affiliation à son système de Sécurité sociale –, les deux entreprises auraient dû se conformer à la législation française. C’est-à-dire établir des déclarations préalables à l’embauche et verser des cotisations sociales en France. Atlanco, absente, et Elco écopent respectivement de 70 000 et 40 000 euros d’amende pour travail dissimulé. Quant à Bouygues TP et Welbond, elles sont condamnées respectivement à 25 000 et 15 000 euros d’amende pour recours au travail dissimulé en lien avec Atlanco. Les autres infractions et délits restent impunis. La société EDF, bien que maître d’ouvrage, n’est pas poursuivie. Les juges reconnaissent le bien-fondé de l’action des parties civiles, à savoir 49 intérimaires polonais, la CGT et l’organisation patronale Prism’emploi agissant au nom des sociétés françaises d’intérim victimes de concurrence déloyale. Dans cette énorme affaire de fraude au détachement, l’Urssaf n’a rien demandé, malgré un manque à gagner évalué à environ dix millions d’euros. Le fisc non plus. 

L’étendard de la libre prestation de services

Caen (Calvados), cour d’appel, 20 mars 2017. A la suite des recours d’Elco, Bouygues TP et Welbond, les juges accentuent certaines peines. Elco voit son amende grimper à 60 000 euros. Mais malgré les 150 000 euros d’amende requis par le parquet et son rôle « éminemment moteur », Bouygues TP bénéficie de la clémence de la cour : une amende de 29 500 euros sans interdiction de soumissionner aux marchés publics et sans inscription au casier judiciaire. Atlanco, elle, s’est volatilisée, après avoir violé également les droits des détachés sur différents sites en France et dans d’autres pays européens. Parallèlement, des demandeurs polonais obtiennent, au civil, une indemnité équivalente à six mois de salaire pour travail dissimulé, finalement réglée en 2019 soit par Bouygues TP, soit par Welbond Armatures. Mais les deux donneurs d’ordres se sont pourvus en cassation, imposant ainsi une nouvelle épreuve à ces détachés privés de droits au chômage, à la maladie et à la retraite dans leur pays d’origine, faute de cotisations.
Paris, chambre criminelle de la Cour de cassation, 8 janvier 2019. Pour faire casser le jugement, les trois entreprises condamnées sollicitent notamment l’avis de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en brandissant l’étendard de la libre prestation de services. Et, de fait, la Cour de cassation va envoyer à Luxembourg une surprenante question préjudicielle. Le certificat de détachement (voir « Repère »), qui détermine la législation applicable en matière de Sécurité sociale et donc de versement des cotisations, peut-il aussi déterminer la législation applicable en droit du travail ? Autrement dit, ce document émis dans un pays tiers permet-il de contourner le droit du travail du pays d’accueil ? 

Repère : Le certificat de détachement

Le principe de la libre prestation de services permet à toute entreprise d’un pays de l’Union européenne de détacher des salariés dans un autre pays membre. Le contrat de travail et la protection sociale relèvent alors par dérogation de la législation du pays d’origine et doivent être attestés par un certificat de détachement nominatif. Selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, les autorités de l’Etat d’accueil ne peuvent, sauf exception, invalider ce document, mais elles doivent interroger l’organisme émetteur. Une procédure qui peut prendre de longs mois, voire des années, et qui limite sérieusement la capacité des autorités de contrôle des pays d’accueil à combattre les irrégularités, pourtant nombreuses dans ce domaine. 

Hervé Guichaoua, ancien directeur du Travail au ministère du Travail et juriste spécialiste de la lutte contre le travail illégal, juge la question inattendue et incompréhensible, dans la mesure où droit du travail et droit de la Sécurité sociale sont autonomes, le premier primant cependant sur le second et non l’inverse. Et, précise-t-il, « le contentieux de condamnation dont est saisie la Cour de cassation relève du droit pénal du travail ». De plus, à quoi rime de s’interroger sur la « valeur probante » de documents quand ceux-ci sont périmés, annulés, voire manquants ? « La réponse de la Cour ne peut pas concerner ceux qui n’avaient aucun certificat ; la fraude ne peut être effacée », affirme Me Flavien Jonquera, l’avocat de la CGT. 
Luxembourg, Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), 23 janvier 2020. L’avocate d’Elco accuse la France de freiner la libre prestation de services et de s’immiscer, « indécence criante », dans des contrats de travail signés en Roumanie. « La force probante du certificat de détachement en droit de la Sécurité sociale doit être étendue au droit du travail », réclame l’avocat de Bouygues, estimant que « la France ne peut justifier une étanchéité entre ces deux droits ». 
Un raisonnement spécieux destiné à blanchir le géant du BTP et Atlanco, juteuse société « boîte aux lettres » tant à Chypre qu’à Dublin. Interrogée par les juges de la Cour européenne, la représentante de la France souligne que la loi française respecte la libre prestation de services tout en protégeant les droits des travailleurs et en luttant contre le dumping social. Elle précise que, en cas de fraude au détachement, la déclaration préalable à l’embauche (DPAE) est requise à la place et non en plus du certificat de détachement.

Un nivellement par le bas

Le président se montre sceptique, tant sur le bien-fondé de la demande d’Elco et de Bouygues que sur l’intérêt de la DPAE. Personne n’évoque les droits bafoués des travailleurs détachés, leurs accidents du travail dissimulés, le rapatriement précipité des intérimaires après la tardive rupture du contrat d’Atlanco par Bouygues. Ne s’étant pas pourvues en cassation, les différentes parties civiles n’étaient pas représentées à Luxembourg. 
La CGT, elle, considère que les amendes sont bien légères et peu dissuasives, alors même qu’elle constate un recours massif au travail détaché, souvent frauduleux, notamment sur les grands chantiers du BTP. Les économies sur les cotisations sociales – moins élevées dans le pays d’origine, voire jamais versées – constituent des facteurs de nivellement par le bas, faute de réelles sanctions.

Dix ans après les faits !

Au-delà de son impact sur l’affaire de Flamanville, la réponse de la Cour de justice européenne sera lourde d’enjeux. Elle pourrait, craint Hervé Guichaoua, porter atteinte à l’ordre public social, favoriser les comportements frauduleux et entraver l’action des services de contrôle. « La pertinence de l’utilisation du certificat de détachement est au cœur de l’efficience de la lutte contre le travail illégal et le dumping social », déclare-t-il, en déplorant la « sacralisation » du certificat par la CJUE. La Cour européenne doit faire connaître prochainement sa décision. Viendront ensuite l’arrêt de la Cour de cassation et l’éventuel renvoi devant une cour d’appel. Dix ans après les faits !

  • 1Lire « La sinistralité occultée du travail détaché », Santé & Travail n° 106, avril 2019.