© Nathanaël Mergui/Mutualité française
© Nathanaël Mergui/Mutualité française

Pesticides : l'Europe sous influence

par Joëlle Maraschin / juillet 2019

Des perturbateurs endocriniens au glyphosate, les pesticides font l'objet d'un lobbying intensif au niveau européen au profit des industriels, afin d'éviter des réglementations trop contraignantes. Les ONG réclament plus de transparence.

Courtiser un parlementaire ou un haut fonctionnaire en vue de peser sur les décisions de l'Union européenne, c'est un peu le b. a.-ba en matière de lobbying. Mais la révélation, en mai dernier, du fichage de plus de 200 personnalités en fonction de leurs opinions sur le glyphosate, produit pesticide, a été accueillie avec stupéfaction. Plusieurs organes de presse français ont pu consulter un fichier secrètement établi en 2016 par le cabinet de lobbying Fleishman-Hillard, mandaté par la firme Monsanto - fabricante du Roundup, désherbant à base de glyphosate - pour l'assister dans la défense du pesticide au moment où le renouvellement de son autorisation n'était pas assuré.

Pratiques peu recommandables

Le fichier en question liste les convictions et réserves de responsables politiques, fonctionnaires, journalistes, associations et scientifiques sur le glyphosate, ou d'autres pesticides. Il cible les personnalités "à éduquer""à surveiller", ou encore celles "alliées" et "à recruter". Si Bayer-Monsanto a présenté ses excuses pour ce fichage douteux, des journalistes et associations concernés ont porté plainte contre le géant de l'agrochimie. "Ce genre de cartographie d'acteurs, habituel en matière de lobbying industriel, prépare la phase suivante, qui est celle de la manipulation politique", analyse Martin Pigeon, de l'ONG Corporate Europe Observatory (CEO), spécialisée dans l'étude et la dénonciation des effets du lobbying des industriels. Hasard du calendrier ? Deux autres affaires sont venues illustrer dans la même période les pratiques peu recommandables des entreprises pour garantir leurs intérêts commerciaux, au détriment de la santé publique. Une enquête de l'ONG allemande Bund a ainsi révélé que des centaines d'industriels contournent le règlement européen Reach, censé protéger les travailleurs et les consommateurs face aux risques chimiques (voir encadré). De son côté, l'association européenne Pesticide Action Network (Pan Europe) a réussi à récupérer par voie judiciaire plus de 600 documents issus de la Commission européenne - courriers électroniques, documents de travail et procès-verbaux de réunions - qui mettent en lumière les relations entre hauts fonctionnaires et industriels.

 

Reach, un règlement largement contourné

Dans une enquête révélée en mai dernier, l'ONG allemande Bund montre que de nombreux industriels enfreignent le règlement européen Reach sur les substances chimiques. Entré en vigueur en 2007, ce dernier oblige les fabricants à fournir des données de toxicité sur leurs produits, condition pour leur autorisation en Europe. Ces données, normalement examinées par l'Agence européenne des produits chimiques (Echa), ne le sont pas toujours, faute de moyens pour traiter tous les dossiers d'enregistrement. De son côté, l'Institut fédéral allemand d'évaluation des risques (BfR) a déjà signalé en 2018 que les données fournies par les industriels s'étaient avérées "non conformes" pour au moins 940 substances. Or 41 d'entre elles seraient massivement utilisées en Europe. Plus grave, selon Bund, plus de 650 entreprises - dont des grands noms de l'industrie agrochimique - ont sciemment violé les règles de Reach. "Nous savons depuis des années que de nombreux dossiers d'homologation présentés par les industriels sont non conformes, par manque de données de toxicologie", commente Tony Musu, chercheur à l'Institut syndical européen (Etui). L'Echa souligne elle-même le problème. "Actuellement, l'agence doit vérifier la conformité de 5 % des dossiers d'enregistrement. Il est question qu'elle puisse en vérifier 20 %", continue Tony Musu. Cela suffira-t-il à faire respecter les règles ? L'Echa, dont les conflits d'intérêts avec les industriels sont régulièrement pointés, n'a à ce jour jamais refusé d'attribuer une autorisation malgré la qualité douteuse d'un dossier.

Selon l'ONG, ces relations ont pesé dans l'affaiblissement de la réglementation sur les perturbateurs endocriniens, finalement adoptée en 2017. Les documents confidentiels, obtenus devant la Cour de justice de l'Union européenne, "montrent comment le Secrétariat général de la Commission européenne, historiquement très à l'écoute des industries des pesticides, a bataillé contre l'adoption de critères trop stricts de définition des perturbateurs endocriniens", précise Martin Dermine, de Pan Europe. Avec plusieurs années de retard sur le calendrier fixé, et après une étude d'impact économique, la définition retenue par l'Union européenne pour les perturbateurs endocriniens biocides et pesticides est loin d'être à la hauteur des espérances de ceux qui défendent la santé publique et est jugée inadaptée par les ONG et scientifiques. En particulier, le niveau de preuve demandé pour les caractériser est considéré comme beaucoup trop élevé. "Il faut démontrer le mode d'action cellulaire par lequel un perturbateur endocrinien crée ces effets négatifs, alors que celui-ci n'est pas toujours connu", commente Martin Dermine.

Pour Pan Europe, cette définition a eu peu d'effets en pratique, la plupart des pesticides perturbateurs endocriniens continuant à être autorisés. C'est toutefois en se basant sur elle que l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) française a annoncé fin mai le retrait, dans l'Hexagone, des autorisations de mise sur le marché des produits à base d'époxiconazole, un perturbateur endocrinien suspecté d'être cancérogène et présumé toxique pour la reproduction humaine (voir aussi article page 11 de ce numéro).

Pour un contrôle plus strict

Reste à savoir comment il serait possible de limiter l'influence des industriels de la chimie. Les ONG plaident pour une véritable transparence, avec des registres obligatoires de lobbying. Aujourd'hui, les déclarations de rendez-vous des politiques européens avec des lobbyistes sont facultatives, et il n'existe pas de registre pour les fonctionnaires. Par ailleurs, les ONG demandent la publication de toutes les données produites par les industriels lors de leurs demandes d'homologation, afin qu'elles puissent être discutées par la communauté scientifique. Jusqu'à maintenant, ces données étaient très difficiles à obtenir, en dehors de la saisine de juridictions européennes. "La réforme majeure du règlement fondateur de l'Efsa [Autorité européenne de sécurité des aliments, chargée de l'évaluation des pesticides, NDLR] adoptée en avril dernier l'obligera à publier systématiquement les données transmises par les industriels", se réjouit Martin Pigeon.

Un contrôle plus strict des conflits d'intérêts des experts scientifiques consultés par les agences de régulation est aussi nécessaire, même si les ONG reconnaissent les progrès faits par l'Efsa ces dernières années. A contrario, Martin Dermine cite le projet européen EuroMix, qui vise à évaluer les risques des cocktails de produits chimiques. Parmi les partenaires de ce projet figure une association de producteurs de fruits et légumes très favorable aux pesticides, selon le militant. Des scientifiques académiques, mais proches de l'International Life Sciences Institute (Ilsi), une organisation fondée par de grands groupes industriels, participent aussi aux travaux d'EuroMix...