Baptiste Marcet, défenseur des mutilés du travail © Fnath
Baptiste Marcet, défenseur des mutilés du travail © Fnath

Une place au panthéon du mouvement ouvrier

par Eliane Patriarca / janvier 2022

Le Maitron demeure une aventure éditoriale inédite par son ampleur, une source inépuisable pour connaître le mouvement ouvrier et ceux qui l’ont porté depuis la Révolution. Progressivement, les défenseurs de la santé au travail y font leur apparition.

C’est la grande encyclopédie des inconnus et des subalternes. Le Maitron, ou Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et social, est constitué de plus de 56 volumes et 211 000 notices. Une somme qui court de 1789 jusqu’aux années 1980, consacrée aux figures ouvrières, aux syndicalistes, aux militants politiques, aux intellectuels compagnons de route du mouvement social, aux chefs de file de la gauche française. En bref, « à tous ceux qui ont voulu et cru en une logique d’émancipation des dominés à travers la mobilisation collective », résume Paul Boulland, chercheur au Centre d’histoire sociale du XXe siècle et codirecteur, avec l’historien Claude Pennetier, du Maitron. « Le dictionnaire englobe aussi les premières formes d’organisations ouvrières avant l’émergence de la société industrielle au XIXe siècle, précise-t-il. Il y a des grévistes, mais aussi des enseignants militants de l’éducation populaire, des féministes, des anticolonialistes ou des historiens engagés comme Michelle Perrot – spécialiste des ouvriers, des prisons, des femmes et grande militante féministe – ou encore Rolande Trempé – spécialiste des mineurs et des luttes sociales, elle-même résistante, communiste dans l’après-guerre… »
Cet outil unique au monde, dont le premier volume est paru en 1964, est accessible en ligne, gratuitement, depuis 2018. « La numérisation nous permet de pouvoir corriger et enrichir chaque jour le dictionnaire, avec de nouvelles notices et des photos, souligne le chercheur. C’est une matière non figée qui s’enrichit en permanence. » Le Maitron est aussi une œuvre collective. La coordination éditoriale et scientifique est assurée par Paul Boulland et Barbara Bonazzi, ingénieure d’études au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (CHS), mais la rédaction s’appuie sur tout un réseau de bénévoles : étudiants, enseignants, universitaires, militants… Les notices sont rédigées selon un protocole commun puis soumises à validation. En soixante ans, quelque 1 500 personnes y ont contribué.

A hauteur d’homme

Ce fonctionnement choral doit tout à celui dont le dictionnaire tient son nom : l’historien fondateur Jean Maitron1 . Pionnier de la recherche sur l’histoire ouvrière, « il avait créé un réseau de correspondants (militants, syndicalistes, enseignants) pour réunir la matière au plus près du terrain, indique Paul Boulland. Il leur demandait de s’intéresser aux obscurs, aux sans-grade, qui à l’époque n’avaient aucune existence dans l’historiographie, ni dans la recherche universitaire. »
Né en 1910 dans une famille communiste et anticléricale, Jean Maitron est d’abord instituteur. Titulaire d’une licence d’histoire-géographie, il soutient à 40 ans une thèse d’Etat consacrée à l’histoire du mouvement anarchiste en France avant 1914. Peu à peu, il se consacre à la quête et à la préservation d’archives ouvrières. En 1949, il fonde l’Institut français d’histoire sociale qui accueille des archives de militants. C’est en 1955 qu’il propose aux Editions ouvrières une entreprise colossale : documenter par des notices individuelles le mouvement ouvrier, sous toutes ses formes, même les courants minoritaires, et ainsi le retracer à partir des itinéraires d’inconnus qui ont œuvré « d’en bas », à hauteur d’homme. « Jean Maitron pensait qu’il fallait faire l’histoire de ce grand mouvement social des sociétés industrielles avec les acteurs eux-mêmes », explique Paul Boulland. Dans une lettre2 à un ami, à la veille de 1968, Jean Maitron évoque ainsi son grand œuvre : « Tu sais que depuis une dizaine d’années, je me consacre à sortir de l’ombre la masse de ceux qui, dans les pires conditions souvent, ont fait que la vie des travailleurs n’est aujourd’hui en rien comparable à celle que connurent leurs ancêtres il y a un siècle. »
Depuis 1964, la publication ne s’est jamais interrompue. A la mort de Jean Maitron, en 1987, Claude Pennetier, qui travaillait déjà à ses côtés, prend le relais. Aux 56 volumes « chronologiques » se sont ajoutés des ouvrages thématiques comme le dictionnaire des cheminots, ceux des anarchistes, des gaziers-électriciens, des communards, ainsi que des ouvrages par pays : dictionnaires du mouvement ouvrier en Grande-Bretagne, en Belgique, en Chine, etc.

Médecins et ergonomes

Aucun, pour l’heure, n’a été consacré à la santé au travail, « une préoccupation qui n’avait pas été prise en compte, notamment sous cette dénomination, par les syndicalistes ouvriers dans les deux derniers siècles », observe Paul Boulland. Mais il précise que le thème est néanmoins présent au détour de nombreuses notices : « Celle, par exemple, consacrée aux militants qui créèrent en 1920 la Fédération nationale des mutilés et invalides du travail, dont Baptiste Marcet, qui l’anima durant trente-huit ans. » Autre personnage emblématique : Abel Craissac, responsable en 1902 de la Fédération nationale CGT des ouvriers peintres en bâtiment. Il fut le principal protagoniste du combat pour l’interdiction dans les peintures du blanc de céruse, qui était responsable du saturnisme.

Une place de second rang

« Jusqu’aux années 1980, la prévention et la santé au travail ont peu intéressé les responsables syndicaux, pour lesquels les enjeux majeurs restaient les salaires et le temps de travail, constate Judith Rainhorn, spécialiste de l’histoire sociale du travail, de la santé et de l’environnement au CHS. Le dictionnaire reflète bien la place de ces questions dans le monde ouvrier et syndical aux XIXe et XXe siècle : un combat de second rang. » L’historienne s’est livrée à une petite expérience. Elle a parcouru le Maitron à travers le prisme de la maladie professionnelle, et notamment du saturnisme : « La mention de la pathologie n’est pas au cœur des notices, mais souvent en incise. Notamment dans celles des victimes de la maladie, ces cohortes de militants issus de la typographie, des métiers du Livre, de ceux utilisant la céruse et, plus largement, de la chimie, ou du bâtiment. » On la retrouve aussi dans les biographies des militants et membres du mouvement ouvrier, confrontés directement aux empoisonnements par des toxiques industriels et aux accidents du travail, qui les ont documentés et combattus. A l’instar de Léon Jouhaux, entré à la Manufacture d’allumettes d’Aubervilliers à l’âge de 16 ans, qui participa à la grande grève de 1895 pour l’interdiction du phosphore blanc, responsable de la nécrose de la mâchoire.
Le Maitron a intégré plus récemment des biographies sur des médecins et des ergonomes. A l’instar d’Alain Wisner (1923-2004), « médecin oto-rhino-laryngologiste, directeur de laboratoire de physiologie et de biomécanique dans l’industrie automobile, professeur d’ergonomie au Conservatoire national des arts et métiers, fondateur et président de la société d’ergonomie de langue française », selon le texte qui lui est consacré. Ou encore d’Antoine Laville (1934-2002), médecin et enseignant-chercheur qui contribua en 1981, avec Alain Wisner, à la création des Cahiers de la Mutualité en entreprise et à leur transformation en 1990 en une revue, Santé & Travail, dont il présida le comité de rédaction de 1991 à 2002.
L’ouvrage commence en fait tout juste à intégrer « les générations de militants spécialisés dans la santé au travail », confirme Paul Boulland. Ainsi, au printemps dernier, l’ergonome François Daniellou, ancien professeur à l’Institut polytechnique de Bordeaux, a rédigé des notices sur des personnalités comme Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail et compagnon de route du comité de rédaction de notre magazine pendant trente ans, spécialiste de la santé mentale et adepte des recherches-actions menées avec des équipes syndicales. Michel Lallier, syndicaliste CGT, secrétaire du CHSCT de la centrale nucléaire de Chinon de 1985 à 2007 et lanceur d’alerte sur la sous-traitance dans le nucléaire y a aussi fait son entrée… « Nous pourrions désormais constituer un corpus pour donner de la visibilité à ces questions », imagine Paul Boulland. Un prochain chantier pour le Maitron ?

  • 1En 1981, à la demande de l’éditeur, le dictionnaire a pris le nom de son créateur.
  • 2Lettre publiée sous le titre « Impressions de Jean Maitron », dans Liberté, 1er janvier 1968.