« La plus grande base de données sur des carrières entières »

entretien avec Marcel Goldberg, professeur émérite d’épidémiologie à l'université Paris Descartes.
par Alexia Eychenne / 07 décembre 2022

Près de 200 000 Français, réunis dans la cohorte Constances, sont scrutés par les scientifiques. En croisant facteurs de risque et effets sur la santé, ce dispositif d’une rare ampleur en population générale s’avère un outil précieux dans le champ de la santé au travail, explique un de ses concepteurs, l’épidémiologiste Marcel Goldberg.

Quelle est l’histoire de la cohorte Constances, qui fête ses dix ans d’existence ?
Marcel Goldberg :
En 1989, notre laboratoire à l'Inserm [Institut national de la santé et de la recherche médicale, NDLR] avait déjà mis en place un dispositif, nommé Gazel, pour suivre 20 000 agents d'EDF et de GDF. S’il a donné lieu à quelque 80 projets de recherche, il présentait des limites, notamment dans sa composition – agents statutaires, classe d'âge restreinte, etc. Nous avons donc lancé une autre cohorte sur une population générale beaucoup plus vaste, Constances, dont la responsable est aujourd'hui l’épidémiologiste Marie Zins. C’est une infrastructure de recherche ouverte à la communauté scientifique, qui offre l’avantage de pouvoir évaluer tous les facteurs de risque. Alors que les autres cohortes existantes portent sur un public ou des pathologies spécifiques, comme l’étude du cancer ou des maladies cardiovasculaires.
Bien sûr, il faut rester modeste : 200 000 personnes, cela reste peu pour des pathologies rares ou des facteurs de risques très limités en population générale. Mais nous avons quand même pu recueillir des données riches, notamment en santé au travail.

En quoi Constances est-elle particulièrement utile dans ce domaine ?
M. G. :
Elle rassemble plusieurs sources de données. A leur inscription, les participants remplissent des questionnaires sur leur exposition à des facteurs chimiques, biologiques, physiques, organisationnels, psychosociaux, au cours de leur vie et dans leur travail actuel. On dispose aussi de leur calendrier professionnel, c'est-à-dire l'ensemble des emplois qu’ils ont occupés et dans quels secteurs. Pour 200 000 inscrits, cela donne 640 000 épisodes professionnels, soit la plus grande base de données au monde sur des carrières entières. Il est possible de croiser ces calendriers avec des matrices emplois-expositions et ainsi reconstituer l'exposition à différentes nuisances.
Chaque année, les participants répondent aussi à des questions pour mesurer l'évolution de différents paramètres. On peut apparier les résultats au contenu du Système national des données de santé (SNDS), qui recense entre autres les consommations médicales et les hospitalisations.
Constances facilite ainsi grandement le travail des chercheurs. Admettons que l'on cherche à savoir si l'exposition au styrène entraîne des myélomes multiples : plus besoin de commencer par identifier les gens exposés, une opération longue et coûteuse ; avec Constances, les données sont déjà à disposition.

Quels travaux sur la santé au travail ont été menés grâce à cette cohorte ?
M. G. :
Beaucoup d'études ont été faites sur les troubles musculosquelettiques et le travail sous contraintes ou répétitif. D'autres portent sur l'exposition aux solvants, en lien avec des problèmes respiratoires. Des chercheurs ont également exploré les conséquences de l'exposition au formaldéhyde sur les capacités cognitives. Grâce à sa population généraliste, Constances a également permis des travaux sur la santé des chômeurs, ou les évolutions de carrière (ascendantes ou descendantes) en lien avec le risque de dépression. Nous avons enfin été saisis par la direction générale du Travail (DGT) pour collecter des données sur l'exposition aux poussières. C'est aussi un apport de Constances de compléter des enquêtes existantes, comme la Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer).

De quoi seront faites les prochaines années ?
M. G. :
Le club des utilisateurs de Constances, qui se réunit deux fois par an pour échanger sur les travaux en cours, ne manque pas de pistes de recherche. On dispose là d’un outil dynamique, qui permet de poser chaque année de nouvelles questions et de coller à l'évolution des techniques et du marché du travail. Nous nous intéressons par exemple au vieillissement au travail ou au lean management. Il y a aussi désormais d’autres types de travailleurs, des personnes qui enchaînent les petits boulots ou dont l’activité dépend des plateformes numériques. Ces formes de travail inédites suscitent l’intérêt des scientifiques.