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On a toujours besoin d'un CHSCT

par François Desriaux / avril 2015

Pour une fois, la décision de notre comité de rédaction a été unanime. Face aux menaces pesant sur le devenir du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) après la négociation sur la modernisation du dialogue social et avant la future loi sur ce thème, notre magazine a jugé nécessaire d'intervenir dans le débat.

L'enjeu est fort. Le risque existe que le texte qui sortira du Parlement amoindrisse sérieusement la capacité des représentants du personnel à jouer pleinement leur rôle dans l'amélioration des conditions de travail et la prévention des risques professionnels.

De la même façon que la rationalisation des tâches dans les entreprises et les administrations appauvrit le travail, nous craignons que la rationalisation du dialogue social n'appauvrisse celui-ci. Précisément sur les questions du travail, de son contenu et de son organisation. Au-delà des considérations matérielles - nombre d'élus et d'heures de délégation, capacités judiciaires et d'expertise - qui polariseront le débat, nous avons tenu à démontrer ici que la complexité du sujet "santé au travail" et la nécessité d'adapter la prévention au travail réel justifient à elles seules le maintien d'un lieu de dialogue social spécifique.

Pourquoi il faut un lieu de débat dédié au travail

par Bernard Dugué ergonome / avril 2015

L'ampleur et la complexité des problèmes de santé au travail, la nécessité d'adapter leur prévention aux réalités du terrain justifient le maintien dans les entreprises d'un lieu d'échange spécifique sur le travail et son organisation. A savoir le CHSCT.

La possible disparition des CHSCT, envisagée dans le cadre des discussions aujourd'hui en cours sur la modernisation du dialogue social (voir "Repères" page 28), pose le problème de la prise en charge des questions du travail au sein de l'entreprise. Dans le contexte actuel, cette éventualité ferait peser beaucoup d'incertitudes sur la conduite d'actions de prévention et d'amélioration des conditions de travail.

Repères

La feuille de route issue de la Conférence sociale de juillet 2014 a pressé les partenaires sociaux d'engager une négociation sur la modernisation du dialogue social, notamment en vue d'améliorer l'efficacité des instances représentatives du personnel (IRP). Le 17 janvier 2015, cette négociation échouait, précisément sur la question de la fusion des IRP et de la "disparition" des CHSCT. Le 25 février, le Premier ministre a annoncé qu'un projet de loi sur la modernisation du dialogue social passera en Conseil des ministres fin mars/début avril, pour un débat au Parlement d'ici l'été.

Les atteintes à la santé au travail représentent un enjeu majeur de santé publique. Depuis plusieurs décennies, les maladies professionnelles sont en augmentation constante. Les troubles musculo-squelettiques (TMS), pathologies de l'hypersollicitation et de l'intensification du travail, sont au premier rang d'entre elles. Mais plus de 2 millions de salariés sont aussi exposés à au moins un produit chimique et, pour 2012, l'Institut de veille sanitaire estimait que 5 000 à 10 000 nouveaux cas de cancer pouvaient être attribués à une exposition professionnelle. Sans parler des risques psychosociaux (RPS), dont une étude récente montre que les salariés français y sont plus exposés que les autres salariés européens.

C'est dire l'importance des politiques de prévention qui doivent se développer sur les lieux de travail, et celle des débats à mener sur le travail, ses conditions et son organisation dans les entreprises. Car cette situation déstructure aussi les entreprises et perturbe leur fonctionnement, en générant de l'absentéisme, du turn-over, des coûts de formation, des augmentations de charges et, bien souvent, une désorganisation de la production... qui vont, en un cercle vicieux, dégrader encore un peu plus les conditions de travail.

Logiques conflictuelles

Toute entreprise fonctionne dans la coexistence de différentes logiques, toutes indispensables à sa pérennité : productive, commerciale, comptable, de qualité, de sécurité, de gestion des ressources humaines... Lorsqu'une de ces logiques n'est pas tenue, quand les possibles - et inévitables - contradictions entre elles ne sont pas débattues et arbitrées, alors l'entreprise peut s'attendre, à un moment ou à un autre, à des difficultés. Il en est de même pour les questions de santé et de sécurité au travail.

Une logique n'est réellement tenue que si elle est portée par une structure ou des personnes dédiées. Le CHSCT a été créé pour être cette instance particulière de représentation des salariés qui va agir dans l'entreprise comme force d'analyse, de proposition et de rappel face aux décisions quotidiennes, pour s'assurer que la prise en compte des conditions de travail, de la santé et de la sécurité au travail va être effective, même si elle est source de conflits. L'existence d'une instance spécifique correspond à plusieurs nécessités : disposer d'un lieu de débat et d'action sur les problématiques de santé au travail, regrouper les acteurs en charge de ces questions, développer un travail de proximité avec les salariés sur leurs conditions de travail.

Les questions du travail sont complexes et demandent à la fois de confronter différentes approches et de conduire des analyses précises de terrain. Le législateur ne s'y est pas trompé qui a fixé au CHSCT comme première mission d'enquêter sur les conditions de travail, les risques auxquels sont exposés les salariés, les causes des accidents du travail et maladies professionnelles, les facteurs de pénibilité, les conséquences des projets de réorganisation. Et il en a fait un lieu permettant un regard pluridisciplinaire grâce à la présence du médecin du travail, du conseiller en prévention, de l'inspecteur du travail et d'autres intervenants ponctuels.

Le CHSCT permet aussi la confrontation de différents points de vue sur la santé des personnes ou les modèles de prévention des risques. La santé peut ainsi être regardée comme un état d'absence de maladie ou de déficience, ou être appréhendée de manière plus dynamique, comme un processus social de construction des individus, en lien avec le développement de la capacité de chacun à agir sur son environnement. De la même manière, on pourra considérer que la prévention des accidents est avant tout assurée par l'élaboration de règles et le contrôle de leur observance par les salariés. Ou, comme le révèlent de nombreuses études dans les industries à risque, que les règles ne permettront jamais de répondre à la totalité des situations, et que la sécurité sera aussi assurée par la prise d'initiative des individus et des collectifs, utilisant leurs compétences, leurs savoir-faire pour faire face à des situations imprévues.

Faire émerger le "travail réel"

Mener ces débats est indispensable, car les représentations mobilisées vont déterminer les actions qui vont pouvoir être conduites. Si, par exemple, la vision des TMS s'appuie sur un modèle seulement biomécanique (gestes et postures), si les troubles psychiques sont vus comme la résultante de la fragilité de certains individus, l'action sera réduite à un champ limité. Au contraire, si les représentations des atteintes à la santé se fondent sur un modèle multifactoriel, incluant les déterminants liés à l'organisation du travail et la possibilité pour les salariés d'avoir une certaine autonomie décisionnelle ou les moyens de faire un travail de qualité, les possibilités d'action s'en trouveront élargies.

Les atouts et faiblesses des CHSCT

En 2012, le réseau de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) a réalisé une étude visant à analyser les pratiques réelles et le fonctionnement des CHSCT. Le principal trait qui en ressort est leur extrême hétérogénéité.

Si leur rôle d'institution représentative du personnel, dans leur champ spécifique, est bien identifié, les CHSCT sont parfois perçus comme un prolongement des services hygiène-sécurité des entreprises, sans réel fonctionnement autonome, leur action se cantonnant alors à vérifier le respect des consignes de sécurité. Ils rencontrent souvent des difficultés à être informés et consultés sur les projets importants ayant un impact sur les conditions de travail et à investir le champ de l'organisation du travail. Ces questions sont fréquemment l'objet de débats, voire de conflits.

En revanche, la force des CHSCT réside dans la proximité des élus du personnel avec les salariés et leur connaissance du travail réel. Leurs autres membres - médecin du travail, inspecteur du travail et conseiller des organismes de prévention - constituent des appuis pour conduire les analyses et construire les actions. Mais leur manque de disponibilité prive trop souvent les CHSCT de cette ressource. Même si les moyens de l'instance apparaissent faibles au regard des tâches à effectuer, les droits qui lui sont attribués peuvent être mal connus des élus. Leur manque de formation et la difficulté à exercer ce mandat les incitent parfois à se replier sur le respect de formalismes et à mener peu d'actions de terrain.

Pour traiter ces questions et définir des actions qui ne soient pas déconnectées des réalités du travail, les réflexions doivent aussi être ancrées sur une analyse précise des situations de travail vécues par les salariés. Il n'est jamais facile de faire émerger le "travail réel", de comprendre toute l'épaisseur de l'activité de travail déployée par les salariés, ses variabilités, les savoir-faire qui sont mobilisés, les multiples contraintes et les arbitrages effectués, l'engagement de chacun pour arriver à produire un travail de qualité, les effets que cela a sur la santé des hommes et des femmes, leur rapport au travail. Cela nécessite une relation de proximité entre élus du personnel et salariés. Ce travail de terrain demande du temps, mais aussi une formation adaptée et des ressources. Et il faut, là aussi, un lieu pour en discuter, favorisant les initiatives, les expérimentations, permettant d'organiser les retours d'expérience.

Si la santé au travail est devenue aujourd'hui un enjeu social, sa prise en considération effective demeure un combat. En effet, notamment en période de crise, les questions de santé et de conditions de travail sont souvent reléguées au second plan, derrière celles d'emploi, de salaire ou de statut. La fusion, en 1982, au sein du CHSCT, de la commission pour l'amélioration des conditions de travail du comité d'entreprise (CE) et du comité d'hygiène et de sécurité avait pour objectif explicite de développer une approche volontariste et plus intégrée des conditions de travail et de la prévention. Il s'agissait d'élargir la réflexion aux questions d'organisation du travail et de favoriser la prévention primaire par une action en amont des projets de changement. Le CHSCT peut interroger la politique de l'entreprise en matière de santé au travail, mais aussi apporter un point de vue spécifique sur la performance globale des organisations, à un moment où l'idée de "qualité de vie au travail" commence à être considérée par les entreprises comme stratégique. Il peut aussi influer sur les stratégies syndicales et la place qu'elles accordent aux questions du travail et de la santé.

Ne pas lâcher la proie pour l'ombre

Il ne faudrait donc pas lâcher la proie pour l'ombre. Certes, le fonctionnement des CHSCT présente de nombreuses lacunes, comme l'ont montré plusieurs rapports récents (voir encadré). Mais dans beaucoup d'entreprises, ils sont le lieu de construction de politiques déterminées en matière de sécurité et de santé au travail, une force de rappel sans laquelle certaines questions ne seraient pas traitées. Dans l'état actuel de la santé au travail, les mettre à mal reviendrait à jouer avec le feu. Alors, les faiblesses du CHSCT ne devraient pas servir d'arguments pour le discréditer. Au contraire, elles nous éclairent sur les besoins : une représentation du personnel consolidée ; des élus mieux formés ; un renforcement des liens avec les acteurs de la santé et de la prévention ; enfin, une application effective du droit, notamment concernant la consultation lors de projets importants.

Il est aujourd'hui nécessaire d'enrichir, par un regard ancré sur le travail réel, le dialogue social sur les questions économiques, l'emploi, l'égalité professionnelle et la formation. Des liens étroits doivent donc être tissés entre le CHSCT et le CE, mais les problématiques des deux instances sont différentes et les fusionner représente un risque important de dilution des enjeux, au détriment de ceux liés à la santé et à la prévention. S'il existe une urgence, c'est bien celle de renforcer le pouvoir d'agir des personnes qui s'occupent de santé au travail, dans et hors de l'entreprise. Les approches portées par les multiples acteurs de la santé au travail doivent être mises en cohérence afin d'éviter un empilement des actions qui finit par s'avérer contre-productif. Le CHSCT peut, modestement, être le lieu d'intégration de ces actions, de mise à l'épreuve des connaissances, celui où les politiques publiques peuvent devenir opérationnelles, en les confrontant aux attentes des salariés, aux réalités du travail et de la vie des entreprises. Pour qu'elle soit autre chose qu'une épée de Damoclès, l'obligation de sécurité de résultat, désormais inscrite dans le paysage jurisprudentiel, doit s'appuyer sur la préservation d'une instance comme le CHSCT.