Pourquoi la révision de Reach a fait peur aux industriels
Le projet de révision de la réglementation Reach sur les substances chimiques, qui aurait dû permettre de mieux protéger les travailleurs exposés, a été retiré de l’ordre du jour de la Commission européenne. Une bataille gagnée par les lobbys de l’industrie, au détriment de la prévention.
La révision promise et attendue de Reach (acronyme anglais pour « enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques »), laquelle devait introduire des changements majeurs dans ce règlement européen sur les produits chimiques dangereux et protéger plus efficacement les travailleurs, n’aura pas lieu dans l’immédiat. « D’importants acteurs de l’industrie chimique, dont BASF, ont exercé des pressions pour faire capoter la révision de la réglementation », observe François Veillerette, porte-parole de l’association Générations futures. Le 17 octobre dernier, la révision de Reach a disparu du plan de travail du 1er semestre 2024 de la Commission européenne. Cette réforme dépendra in fine du bon vouloir de la prochaine Commission, qui se mettra en ordre de marche à l’automne 2024 après les élections européennes de juin prochain. Ce projet était pourtant considéré comme l’une des mesures les plus ambitieuses du Pacte vert (ou Green Deal) lancé en 2019 et l’un des deux piliers de la stratégie chimique européenne de 2020. La Commission européenne restait néanmoins divisée sur cette réforme. D’un côté, le commissaire de l’environnement a porté cette évolution. De l’autre, Thierry Breton, commissaire au marché intérieur et à l’industrie, a réclamé un « moratoire » dans un courrier adressé aux ministres européens de l’environnement, comme l’ont révélé Mediapart et Contexte en septembre 2022.
Données de sécurité toujours lacunaires
Après un premier report d’un an fin 2022, ce nouveau renvoi de la révision de Reach aura un « impact énorme sur les travailleurs », déplore Natacha Cingotti, responsable du programme santé et produits chimiques au sein de l’Alliance européenne pour la santé et l'environnement (HEAL). « La révision devait permettre de gagner en rapidité et en efficacité pour identifier les substances problématiques pour la santé des travailleurs et des utilisateurs de produits chimiques », explique-t-elle. Et pour cause, Reach est « le cœur du réacteur », comme le souligne François Veillerette. Le dispositif, entré en vigueur en 2007, répertorie désormais plus de 26 000 substances chimiques, dont 18 % sont classées comme potentiellement cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR), et 74 % considérées comme dangereuses pour la santé ou l’environnement par l’Agence européenne de l’environnement. Cela représente toutefois une partie seulement du nombre estimé de 100 000 substances chimiques présentes sur le marché européen.
La réforme devait rendre la législation plus lisible en augmentant le niveau d’exigence des données produites par les entreprises et en créant des groupes de substances par type de produit pour faciliter l’évaluation par les pouvoirs publics. Actuellement, les données restent lacunaires : seulement 500 substances ont des données assez complètes et compréhensibles pour que les autorités publiques puissent caractériser le niveau de risque, de danger et d’exposition. Pour remédier au fait que l’Agence européenne des produits chimiques (Echa) ne dispose d’aucun moyen pour contraindre un industriel à compléter ces informations, la révision prévoyait d’interdire l’accès au marché dans le cas où les industriels ne respecteraient pas leurs obligations légales. La révision de Reach aurait dû accélérer la mise en place d’un véritable plan de substitution des substances dangereuses. « Pour les substances préoccupantes, la révision contraignait le fabricant à prouver que la substance est essentielle et qu’il n’existait pas de substitution ou d’alternative disponible, pour demander une dérogation », explique Natacha Cingotti.
Inversion de la charge de la preuve
Autre point de clivage qui explique cette levée de bouclier contre l’amélioration de Reach : la réforme devait inverser la charge de la preuve sur le potentiel danger d’une substance chimique, afin qu’elle ne repose plus sur les autorités mais sur les fabricants, comme dans le système en vigueur pour les pesticides. « La révision devait aussi permettre de prendre en compte les substances à faible volume (moins d’une tonne) qui jusqu’ici n’étaient pas concernées par Reach », d’après Sylvain Metropolyt, syndicaliste CFDT, membre de la commission spécialisée relative à la prévention des risques physiques, chimiques et biologiques du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct). Les discussions autour de la réforme ont toutefois échoué à prendre en compte la polyexposition aux agents chimiques. « C’est pourtant une réalité essentielle du monde du travail : la manipulation d'une seule substance est rare ; il s'agit généralement de mélanges et donc d’exposition multiple », explique Ignacio Doreste, expert auprès de la Confédération européenne des syndicats (CES). Dans la dernière version du projet, l’idée de créer un facteur multiplicateur de risque au moment de l’évaluation des mélanges a été amoindrie.
Les risques des perturbateurs endocriniens pris en compte
Si la révision de Reach a été reportée, ce n’est toutefois pas le cas de la réforme du règlement européen CLP (« classification, étiquetage, emballage »), autre pilier de la stratégie chimique européenne. Le CLP, entré en vigueur en 2009, est la carte d’identité d’une substance comportant des informations sur sa toxicité potentielle et dont les éléments sont repris dans les fiches de données de sécurité (FDS) remises en théorie à tous les travailleurs de l’Union européenne. La réforme du règlement CLP, laquelle va permettre de clarifier l’étiquetage des produits chimiques, prend désormais en compte les risques pour la santé liés à l’exposition aux perturbateurs endocriniens. Elle arrive en phase de trilogue, une phase décisive du processus législatif européen. La présidence belge de l’UE, qui démarre en janvier, en a fait une de ses priorités. « La réforme de Reach ne sortira pas sous ce mandat, mais ce n’est pas pour autant terminé », tempère Natacha Cingotti, qui a suivi toutes les avancées et les revirements de ces dernières années. Elle souligne que les services de la Commission ont accompli un travail essentiel sur le plan technique pour améliorer le règlement. ONG et syndicats veulent ainsi faire de la révision de Reach un sujet de campagne pour les élections européennes du mois de juin. « L’enjeu est maintenant politique, poursuit Natacha Cingotti. Il faudra faire en sorte que la sécurité chimique soit mis à l’agenda de la prochaine Commission et que des politiciens aient le courage d’appuyer sur le bouton sous la prochaine législature. »