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« Pour une pratique de la médecine du travail au plus près des salariés »

entretien avec Alain Carré, médecin du travail
par Nolwenn Weiler / 13 mars 2025

Médecin du travail, et coordinateur de l’ouvrage collectif "La clinique médicale du travail", Alain Carré promeut une pratique qui considère le travailleur comme un sujet en relation avec son environnement de travail et sa dimension collective.

Que désigne l’expression « clinique médicale du travail » qui donne son titre à cet ouvrage collectif ?
Alain Carré :
Une « clinique médicale » est un ensemble de connaissances et de pratiques qui permet d’aboutir à un diagnostic. Ce dernier résulte donc d’un « faisceau d’indices ». La clinique médicale du travail, décrite ici, fruit de trente-cinq années de travaux de médecins du travail dans le cadre de l’association SMT (Santé et médecine du travail), a pour objet d’identifier les liens entre la santé du salarié et son travail. Il s’agit d’éviter toute altération de sa santé, du fait de son activité professionnelle, en l’aidant  à repérer de lui-même les déterminants de sa santé au travail et à renforcer son pouvoir d’agir. Les écrits que le médecin du travail est amené à faire pour le patient, mais aussi les alertes collectives qu’il peut émettre, ont cette fonction essentielle. 

Vous mentionnez que la clinique médicale du travail a ceci de particulier qu’elle ne fait l’objet d’aucun enseignement universitaire. C’est-à-dire ?
A. C. :
A la différence des autres spécialités médicales, la médecine du travail est enseignée par des médecins spécialistes des pathologies professionnelles, particulièrement compétents dans ce domaine, mais qui n’ont pas ou peu d’expérience du métier de médecin du travail.
Ainsi, la capacité à intégrer dans le « faisceau d’indices » des éléments tirés d’une connaissance collective de l’environnement de travail du salarié ne fait pas partie de l’enseignement. Il était urgent de combler cette lacune non seulement en médecine du travail mais dans tous les exercices médicaux. « Comment va votre travail ? » devrait faire partie de tout entretien clinique.

Pourquoi ces compétences ne sont-elles pas reconnues ?
A. C. : La médecine du travail est l’héritière de la médecine d’entreprise de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle destinée à la sélection médicale de la main d’œuvre d’où la notion « d’aptitude ». Sa « re-création » dans le cadre de l’Etat social et de la Constitution nouvelle de 1946 lui assigne une mission d’ordre public de prévention de toute altération de la santé, ce qui rompt avec cette tradition. Toutefois, cette prévention des effets des risques du travail est perçue par certains employeurs comme un frein à la prospérité économique qui repose, souvent, sur l’exploitation de la santé des salariés. Au milieu des années 1970, une nouvelle génération de médecins du travail prend cette mission au sérieux. Depuis, l’Etat et les organisations d’employeurs s’efforcent d’entraver cet exercice dérangeant.

L’absence de reconnaissance de la clinique médicale du travail est-elle la seule menace sur votre profession ?
A. C. : Non, hélas. Il y a aussi de nombreuses décisions politiques, comme la suppression catastrophique des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), le poids des employeurs dans le fonctionnement des services de prévention et de santé au travail, ou les « réformes » de la médecine du travail. La dernière, en 2021, marque un nouveau tournant vers le retour à une médecine de sélection de la main-d’œuvre. Il existe aussi les plaintes d’employeurs au Conseil de l’Ordre pour de supposés certificats de complaisance qui aboutissent trop souvent à des sanctions, car les médecins qui vont statuer ignorent la clinique médicale du travail. D’où l’intérêt de notre manuel.

Vous insistez sur l’importance particulière de vos recommandations au regard du moment politique. Pourriez-vous préciser ?
A. C. : Nous sommes dans une période de dégradation de la santé au travail individuelle et des collectifs. La question de l’emploi, omniprésente, et les difficultés de ressources dont souffrent de plus en plus de gens ne sont pas favorables aux questions de santé au travail. Dans les périodes difficiles, la santé au travail paie la note. Il nous semble donc très important de mettre en avant tout ce que nous a appris la pratique de la médecine du travail au plus près des salariés.
Nous avons adressé notre ouvrage à tous les groupes parlementaires du Sénat et de l’Assemblée nationale, à tous les syndicats, ainsi qu’aux présidents du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation. On envisage même qu’il puisse constituer une pièce judiciaire lors de procédures disciplinaires devant le conseil de l’Ordre des médecins.
Trop de médecins du travail vivent dans la peur et la honte. Ils sont finalement dans la même situation que nombre de salariés. Notre ouvrage peut leur redonner pertinence et fierté.

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