© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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La prévention des TMS passe par la visite médicale

par Isabelle Mahiou / juillet 2012

Une recherche sur les stratégies et postures professionnelles déployées par les médecins du travail dans le cadre de la prévention des troubles musculo-squelettiques (TMS) montre le rôle primordial de la visite médicale.

Le médecin du travail n'a pas la tâche facile. Conseiller du salarié et de l'entreprise, il doit à la fois être dans une relation de confiance avec le premier et faire comprendre à l'employeur qu'il existe un lien entre certaines pathologies et le travail pour l'inciter à agir. Un positionnement ardu pour un métier " mal connu, mésestimé par le corps médical, mais dont la complexité fait la richesse ", note Jacques Lapierre, médecin du travail à Vienne (Isère). C'est ce qu'une récente recherche s'est attachée à étudier, à travers l'activité réelle de praticiens dans la prévention des troubles musculo-squelettiques (TMS). Cette enquête a croisé approches ergonomique et sociologique, clinique de l'activité, en multipliant les observations (voir encadré page 19).

De nombreux déterminants jouent sur l'activité des médecins du travail. Outre les caractéristiques propres à chacun (formation, parcours, expérience), le contexte dans lequel ils interviennent pèse lourd. Ils doivent s'adapter à des conditions changeantes, surtout quand ils suivent de nombreuses entreprises. " Ils rencontrent parfois des contextes très dégradés, où il n'y a pas de continuité, où les relations sont conflictuelles avec l'employeur, où la mobilisation des acteurs est faible. Beaucoup ont un large panel de TPE-PME, où la prévention est peu structurée et les marges de manoeuvre très restreintes ", indique Sandrine Caroly, enseignante en ergonomie à l'université de Grenoble, qui a coordonné la recherche. " Il y a parfois des situations qu'on n'arrive pas à dénouer. Et on se sent coincé : on joue les pompiers, on met des inaptitudes, on fait des déclarations de maladie professionnelle ", témoigne Christine Muller, médecin du travail à Bègles (Gironde). Un empêchement de l'action qui peut être à l'origine d'un sentiment d'impuissance, voire de souffrance.

Peu d'occasions de se ressourcer dans un collectif

Difficulté supplémentaire, la pratique solitaire des médecins dans l'entreprise est souvent synonyme d'isolement. Faute d'échanges avec des confrères sur les problèmes qu'ils rencontrent, ils n'ont guère l'occasion de se ressourcer dans un collectif. Le mode de gestion des services de santé au travail, la plupart interentreprises, influe aussi sur leur activité, selon la répartition " en portefeuilles " des entreprises et des salariés (autour de 3 000 pour un temps plein) la possibilité ou non de s'appuyer sur d'autres intervenants...

Quand le contexte les oblige à un repli sur les visites médicales, les médecins expriment souvent le sentiment qu'ils ne font rien sur les TMS, car c'est plutôt dans l'entreprise qu'ils sont attendus sur cette question, dans le cadre d'une action de transformation des conditions de travail sur le terrain. " Pourtant, ils font un tas de choses durant les visites, explique Sandrine Caroly. C'est un résultat important de la recherche : la consultation est le lieu privilégié, et un instrument essentiel, de l'activité du médecin du travail. A travers elle, il tente d'aider le salarié à faire le lien entre le travail et sa santé, recueille des informations sur l'entreprise. Inversement, sa connaissance du terrain nourrit ses entretiens avec le salarié. La consultation est construite dans cette relation avec l'entreprise. " Cette démarche, primordiale face à des pathologies individualisées comme les TMS, repose sur le secret médical et une action du médecin sur la durée. " On entre dans l'entreprise par la consultation. L'examen clinique et l'interrogatoire n'ont pas seulement pour but d'émettre un diagnostic, mais aussi de connaître les conditions de travail et leur évolution. Le temps permet une connaissance cumulative des postes de travail ", estime Jacques Lapierre.

Au-delà du caractère fondamental de la consultation, la recherche met en évidence plusieurs conceptions du métier, qui évoluent entre deux stratégies : une médecine d'entreprise, fondée sur l'action pour transformer le travail, via des interventions préventives afin d'interpeller l'employeur, et une médecine clinique orientée vers le sujet, cherchant à développer la capacité des salariés à agir sur leur situation, les déclarations de maladie professionnelle servant d'alertes auprès de l'entreprise. La position la plus répandue dans la profession est intermédiaire : conseiller l'employeur et accompagner les salariés face aux difficultés de leur parcours.

De la posture de l'expert à celle du coconstructeur

L'enquête fait également état de postures professionnelles variant entre deux figures : celle de l'expert, où le médecin est " celui qui sait et qui agit ", qui " prélève dans son environnement de quoi agir " mais " va construire seul son jugement et son action " ; celle de la coconstruction, où il n'agit pas seul mais " construit son action avec les autres (salarié, autre préventeur...) ". Les praticiens adoptent l'une ou l'autre selon le contexte, et en changent au fil du temps, à mesure qu'évolue leur relation avec les acteurs de l'entreprise.

Dans la consultation, par exemple, " l'un, l'expert, pratique systématiquement l'examen médical, quand l'autre met l'accent sur l'entretien professionnel, quitte à ne pas faire l'examen ", décrit Sandrine Caroly. Dans la façon d'intervenir auprès des salariés, mêmes variations : l'un s'intéresse au bon geste et au mauvais et conseille le salarié sur ce qu'il faut faire et éviter ; l'autre s'attache à la façon dont le geste s'inscrit dans la réalité du travail, en impliquant le salarié. " Je partage mon observation avec le salarié et lui demande comment il pourrait faire autrement pour l'inciter à réfléchir, film à l'appui, puis je sollicite le collègue pour qu'ils en parlent entre eux, etc. Ils sont experts de leur travail, c'est à eux de trouver ensemble les solutions ", souligne Muriel Van Trier, médecin à la Ville de Paris. On retrouve ces nuances dans les actions pluridisciplinaires : les uns délèguent, à des ergonomes, des ergothérapeutes..., quand les autres coopèrent, dans les observations comme dans les écrits.

Dans son rôle de conseiller aux multiples facettes, le médecin est confronté à de nombreux dilemmes. Les décisions d'aptitude ou d'inaptitude, en particulier, le renvoient à un questionnement sur le compromis entre emploi et préservation de la santé. " Nous mettons régulièrement des salariés aptes à des situations de travail que nous savons être pathogènes ", confie un médecin cité dans le rapport de l'enquête. Pour Sylvie Dimerman, médecin et ergonome aujourd'hui retraitée, " les restrictions d'aptitude peuvent être suffisamment précises pour déranger les acteurs de l'entreprise et les inciter à nous rencontrer et à chercher des solutions. C'est aussi un outil de discussion ". Quant à l'inaptitude, prononcée quand tout a été essayé, même si c'est une mesure de protection, elle est " un échec pour le médecin et pour la personne, mais l'entreprise apprend aussi, cela peut être utile aux suivants ", juge Sophie Pironneau, médecin du travail à Grenoble.

Autre outil, la déclaration de maladie professionnelle a pour certains une fonction d'alerte. " Elle reconnaît un lien de causalité entre maladie et travail, car elle délie du secret médical, expose Jacques Lapierre. Si l'employeur est d'accord, je déclenche une étude ergonomique courte. Et je n'hésite pas à utiliser l'argument financier pour le convaincre, montrant par exemple que changer une machine ou réembaucher un salarié ne lui coûterait pas plus cher que les conséquences liées aux déclarations de maladie professionnelle. " Mais c'est du cas par cas en fonction de la situation du salarié. " L'aspect social ne nous échappe pas ", ajoute Anne-Marie Pillon, qui exerce à Vienne. Ni la situation de l'entreprise, car dans une TPE les conséquences peuvent être lourdes.

Voir différemment

Au-delà, comment le médecin peut-il obtenir la mise en oeuvre de solutions individuelles ou collectives ? Donner des conseils qui ne s'imposent pas à l'employeur, quand celui-ci n'est pas partant, n'est en effet guère satisfaisant. Trouver des moyens de changer les représentations est une voie. " Ainsi de l'exemple de ce médecin qui organise une visite avec le dirigeant à l'embauche, à 5 heures du matin, afin qu'il voie différemment le travail de ses employés ", dit Sandrine Caroly. " L'important est d'arriver à mobiliser les acteurs de l'entreprise pour que les choses avancent. Après, c'est l'action de l'entreprise, ce n'est pas le médecin qui décide. Même si ça n'avance pas aussi vite qu'on le souhaiterait. C'est parfois frustrant ", considère Sophie Pironneau. " C'est en travaillant sur le collectif qu'on avancera le plus sur l'individuel ", soutient Sylvie Dimerman, en faisant référence à une entreprise où elle a aidé à la mise en place de groupes de travail avec des fondeurs pour réduire la pénibilité de leur poste. Une expérience " réussie, à l'inverse d'autres où l'on ne peut que protéger l'individu ". D'une façon générale, les actions collectives, a fortiori sur les problèmes d'organisation du travail, restent limitées.

Là encore, le contexte pèse lourd, mais la capacité du médecin à s'inscrire dans la complexité des relations sociales qui se nouent sur le lieu de travail joue aussi. " Les médecins du travail ne sont pas assez formés au côté social des choses, observe Christine Muller. Ils manquent de données pour appréhender la vie de l'entreprise. Ils sont parfois un peu perdus, ont peur de se faire instrumentaliser et ont tendance à se retrancher derrière le médical. " Les pratiques collectives en jeu dans les projets de transformation en santé au travail requièrent du temps et des apprentissages. Pas simples à construire avec les acteurs de l'entreprise, elles ne le sont pas davantage avec des intervenants d'autres spécialités, même si la pluridisciplinarité est censée être " naturelle ".

Précisions méthodologiques

La recherche sur l'activité réelle des médecins du travail face aux troubles musculo-squelettiques, coordonnée par Sandrine Caroly, s'est appuyée sur plusieurs équipes - issues des universités de Grenoble, Lyon, Clermont-Ferrand, Bordeaux, Laval (au Québec) ainsi que du Conservatoire national des arts et métiers - et a fait appel à diverses disciplines - sociologie, ergonomie, clinique de l'activité. Pas moins de 237 observations ont été réalisées, sur 200 consultations mais aussi sur des visites de poste, des actions collectives, des CHSCT ; 65 entretiens et 29 réunions collectives ont été menés, impliquant une cinquantaine de médecins. Outre des observations ergonomiques et des entretiens sociologiques, la recherche a aussi utilisé " l'instruction au sosie ", méthode permettant aux praticiens de formaliser collectivement leur expérience professionnelle. Deux groupes de médecins ont, depuis, poursuivi leurs échanges. Ce type de dispositif, conclut le rapport, pourrait " contribuer à enrichir les méthodologies employées pour l'évaluation des pratiques professionnelles ", à laquelle sont soumis les médecins.

L'activité de prévention du médecin, souterraine, informelle, diverse, reste difficile à décrypter pour ses interlocuteurs. D'autant plus qu'elle est ancrée dans la consultation. Un constat à contre-courant de l'esprit de la réforme de la médecine du travail, qui privilégie l'action sur le milieu de travail au détriment des visites, quitte à en confier une partie à des infirmiers, au risque de vider le suivi médical de sa substance.

En savoir plus
  • Les activités des médecins du travail dans la prévention des TMS : ressources et contraintes, par S. Caroly, C. Cholez, A. Landry, Ph. Davezies, N. Poussin, M. Bellemare, F. Coutarel, A. Garrigou, K. Chassaing, J. Petit, G. Baril-Gingras, D. Prudhomme, P. Parrel, novembre 2011. Rapport téléchargeable sur le site Internet d'archives ouvertes de l'Institut des sciences de l'homme et de la société : http://halshs.archives-ouvertes.fr