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Pour une gestion plus humaine des ressources

par François Desriaux / juillet 2010

"Le seul et véritable capital de l'entreprise, c'est son capital humain." Combien de fois a-t-on entendu des professions de foi de ce type dans la bouche de DRH ? Aujourd'hui, l'explosion des risques psychosociaux prend à revers ces grandes déclarations. Les ressources humaines, même menacées, passent après le business. Et les outils de gestion sont impuissants face à ces problèmes, quand ils ne les aggravent pas.

Dans les écoles de management, on apprend que l'une des grandes missions de la gestion des ressources humaines (GRH) est de servir de "coach" aux collaborateurs. Aujourd'hui, théoriciens comme praticiens reconnaissent que cette mission d'écoute et de soutien des salariés s'est effacée, au profit d'une gestion au service des intérêts financiers. Cette évolution s'est accompagnée d'un foisonnement d'indicateurs – ratios d'effectifs, coûts unitaires du travail... – qui confinent la GRH dans une approche comptable et contribuent à l'éloigner du travail concret et des salariés eux-mêmes.

L'exemple le plus parlant est sans doute celui de l'évaluation individuelle des performances. Celle-ci occulte totalement les processus de coopération dans le travail, contribue à l'isolement des salariés et, en se focalisant sur l'atteinte d'objectifs prescrits, les engage à privilégier ce qui sera repérable par la hiérarchie. Evidemment, cela ne correspond que très rarement aux activités souvent invisibles mais déterminantes pour produire un travail de qualité. En revanche, cela garantit une ambiance délétère et peut conduire à une dégradation de la santé psychique et à des contre-performances de l'organisation, surtout lorsque cette évaluation conditionne une partie du salaire ou de l'évolution de carrière.

Pour corriger le tir, la GRH mise aujourd'hui sur la détection chez les salariés de talents ou de compétences qui les rendraient capables de jouer Mission impossible tous les jours, en s'engageant totalement. On n'attend plus seulement du salarié qu'il loue sa force de travail et son intelligence, mais qu'il soit capable de mettre sa force émotionnelle et sa subjectivité au service de l'entreprise. Sans réserve. Et si cela ne suffit pas, on n'hésitera pas à faire appel à quelques gourous, qui formeront les plus "faibles" à la gestion du stress ou à la positive attitude. A voir les images de La mise à mort du travail, l'excellent documentaire de Jean-Robert Viallet1 , on ne sait plus très bien si l'on est encore dans les murs d'une entreprise ou si l'on a déjà franchi les portes d'une secte.

Fort heureusement, comme le montre notre dossier, la prise de conscience que la GRH fait fausse route, vis-à-vis tant de l'efficacité des organisations que de la préservation de la santé des salariés, commence à s'opérer. Ici ou là, théoriciens et praticiens se penchent de nouveau sur le travail réel, afin de définir des modes de gestion plus respectueux de la santé. Des DRH redécouvrent l'ergonomie. On peut espérer que la nécessité de maintenir de plus en plus de salariés vieillissants dans l'emploi, notamment du fait d'un recul de l'âge de la retraite, permettra d'en finir avec les pratiques, à l'oeuvre aujourd'hui, de placardisation ou de rejet des personnes fragilisées du fait de leur santé. Mais ce n'est pas gagné. Et les représentants du personnel, au comité d'entreprise comme à celui d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, devront savoir trouver les synergies nécessaires pour peser dans le débat.

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    Lire son portrait page 50 de ce numéro.

Des problèmes de santé stigmatisés

par Dominique Lhuilier / juillet 2010

Les entreprises ont tendance à placardiser ou à reléguer sur des postes et des tâches dévalorisés les salariés dont la santé est déficiente. Ces derniers sont ainsi incités à taire leurs difficultés, au prix parfois d'une usure plus grande.

Dans les entreprises, la " gestion " des problèmes de santé au travail s'inscrit dans un contexte de précarisation de l'emploi, d'intensification du travail et d'individualisation des salariés. Chacun doit de plus en plus s'appuyer sur ses ressources propres pour faire face aux difficultés rencontrées. Le renforcement des contraintes de productivité et de rentabilité réduit les marges d'autonomie dont disposent les salariés dans les modes opératoires, et donc leurs possibilités d'esquiver la fatigue et l'usure. Or il se trouve que, dans un marché du travail devenu hyperconcurrentiel, l'augmentation des processus de sélection laisse peu de place à ceux dont la santé devient précaire.

Ces derniers sont en effet rapidement exposés au stigmate de l'inaptitude ou de l'inefficience, dès lors qu'est repérée ou suspectée une réduction de leurs performances professionnelles. De façon générale, " le malade " au travail apparaît comme une anomalie dans un contexte qui exige performance et efficience accrues, au risque d'échouer dans la catégorie des " mains inutiles ", quand il n'est pas purement et simplement licencié.

Mis au rebut

La multiplication des salariés considérés comme " hors d'usage " et le traitement qui leur est réservé posent la question des politiques de prévention et de reclassement mises en oeuvre. Celles-ci mettent en général l'accent sur les fragilités individuelles plutôt que sur les conditions d'organisation du travail. Elles tendent à responsabiliser la " victime " : vulnérable, elle n'a pas su prendre les mesures nécessaires pour protéger sa santé. Et c'est aux services des ressources humaines que revient le reclassement de celui qui, par négligence, est devenu " inemployable " à son poste. Ces services qui interviennent en aval, une fois détériorée la santé du salarié, sont bien en peine de lui trouver un emploi en interne, quand l'heure est plutôt à la diminution des effectifs dans les unités de travail. Les responsables rechignent aussi à intégrer ceux qui portent le stigmate d'une inaptitude, d'une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) ou d'arrêts de travail de longue durée ou répétés.

Considérés comme usés, les seniors font ainsi souvent l'expérience d'une placardisation rampante, qui se traduit par une ventilation progressive de leurs responsabilités ou de leurs activités, une raréfaction de leur consultation sur le fonctionnement ou les projets de l'entreprise. Le délestage des anciens au profit de jeunes, recrutés de préférence sur des emplois précaires, alimente une rivalité sournoise, une compétition généralisée qui prend le masque d'un conflit de générations, alors qu'elle est le produit de politiques de " gestion des ressources humaines ".

Il y a aussi tous ceux que leurs problèmes de santé exposent à une mise au rebut. Il peut s'agir de salariés atteints d'une maladie professionnelle, ou subissant les séquelles d'un accident du travail, ou " bénéficiant " des dispositifs réservés aux travailleurs handicapés, ou reprenant une activité après une période d'arrêt maladie, ou bien encore de ceux qui vivent avec une maladie chronique et qui sont dès lors suspectés d'une moindre fiabilité. C'est aussi le cas des salariés déclarés inaptes par la médecine du travail et dont l'état de santé est jugé incompatible avec le poste occupé. Leurs absences peuvent être saisies comme une opportunité pour redistribuer leur travail, non pas temporairement mais durablement.

" Celui qui se la coule douce "

Le rétrécissement du champ des possibles en matière de reclassement tient aussi à la suppression ou à la sous-traitance des postes moins éprouvants, dits " allégés ". Ainsi, les " inaptes " ou les " handicapés " maintenus en emploi, ou recrutés pour répondre aux exigences légales, peuvent végéter plusieurs années dans des " placards ". Exclus de l'intérieur, ils sont condamnés à une inactivité épuisante et à la violence symbolique d'une mise à mort sociale. Etre inutile au monde est une épreuve douloureuse. D'autant que celui qui fait figure de supplément indésirable bénéficie du " privilège " de l'emploi et du salaire alors qu'il ne produit pas. Il est donc perçu comme un parasite, " celui qui se la coule douce " pendant que les autres assument des charges de travail de plus en plus lourdes.

Certes, des aménagements des postes de travail peuvent être envisagés, selon les possibilités offertes par l'organisation du travail. Il s'agit essentiellement d'alléger la charge de travail, en retirant certaines fonctions et tâches associées ou en réduisant les horaires de travail. Lorsque la pénibilité n'est pas prise en charge, la variable d'ajustement retenue est le plus souvent le temps d'exposition à cette pénibilité, par le biais par exemple de " mi-temps thérapeutiques ". Mais la viabilité de ces aménagements dépend de la capacité du collectif de travail à absorber les différences. Les collègues vont-ils supporter dans la durée une charge de travail supplémentaire, dans un contexte où les contraintes d'objectifs et de délais pèsent lourdement ?

Enfin, ces aménagements, s'ils peuvent favoriser un retour ou un maintien dans l'emploi, peuvent aussi contribuer à des processus de " décrochage " du travail, du fait d'un cumul de pertes en termes de salaire, d'intérêt de l'activité ou de relations sociales au travail. Cantonnés à la périphérie des rythmes et des modalités d'organisation du travail, les " postes aménagés " peuvent concourir à un vécu d'isolement, de déclassement, voire de relégation.

Dissimulation-simulation

En règle générale, les dispositions en matière de reclassement et d'aménagement se focalisent sur les conditions d'entrée ou de maintien dans l'emploi. La question de l'emploi occulte celle du travail comme activité, soit celle des marges d'ajustement nécessaires entre les exigences de la tâche et celles liées à la préservation de la santé ou au développement de soi. Pour résister au pouvoir de la maladie ou du handicap, le salarié doit en effet être en mesure d'accepter une nouvelle vie qui ait, à ses propres yeux, suffisamment de qualité pour être vivable, afin d'y poursuivre sa propre construction et celle de son histoire, d'y préserver son pouvoir d'agir.

Or les processus de sélection et d'exclusion décrits auparavant conduisent les salariés à taire leurs problèmes de santé, à s'assurer de l'invisibilité des signes susceptibles de les révéler. Ce qui nécessite une vigilance de tous les instants, une dissimulation des fluctuations des capacités productives, une simulation de la conformité aux objectifs attendue. La charge physique et psychique de cette activité de dissimulation-simulation, assumée de façon solitaire, est très lourde. Au risque d'une usure accrue, d'une précarisation de la santé mentale et d'un processus de retrait suite à l'épuisement des ressources nécessaires au maintien dans l'emploi.

Limiter ses arrêts maladie ou ses demandes d'aide, maintenir coûte que coûte son niveau de production, éviter la stigmatisation liée à un " poste allégé ", montrer sa résistance physique, passer pour un " battant "... autant de conduites qui peuvent se solder par une aggravation de ses problèmes de santé.

En savoir plus
  • La précarité : une relation entre travail, organisation et santé, par Gilbert de Terssac, Corinne Saint-Martin, Claire Thébault (coord.), Octares, 2008.

  • Placardisés. Des exclus dans l'entreprise, par Dominique Lhuilier, Seuil, 2002.

  • " Vivre et travailler avec une maladie chronique ", par Dominique Lhuilier et aliiNouvelle Revue de psychosociologie n° 4, 2007.

  • Les mains inutiles. Inaptitude au travail et emploi en Europe, par Catherine Omnès et Anne-Sophie Bruno, Belin, 2004.