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Pronostic vital engagé pour l’Inspection du travail

par Alexia Eychenne / janvier 2023

Pressurés par le manque d’effectifs, les objectifs à atteindre, les priorités nationales à honorer, les agents peinent à assurer la protection des salariés… risquant l’épuisement professionnel. Les enquêtes sur les accidents du travail en pâtissent.

Comme chaque année, la direction générale du Travail (DGT) a dévoilé début novembre le bilan d’activité de l’Inspection du travail. En 2021, ses agents ont réalisé 255 000 interventions, concourant ainsi « au respect des droits fondamentaux des travailleurs ».
Ce compte-rendu en forme de satisfecit contraste avec le portrait de ce corps de contrôle brossé mi-octobre à l’Assemblée nationale. Dans un rapport pour avis, le député PCF Pierre Dharréville a alerté sur une situation qui « apparaît, après quinze ans de transformation, très dégradée », soulignant « de nombreuses difficultés sur le terrain, renforcées par un manque important de moyens », qui empêchent l’Inspection « d’accomplir pleinement ses missions ». Un constat que dénoncent depuis plusieurs années les syndicats. Auditionné par les parlementaires, le ministre du Travail, Olivier Dussopt, a reconnu « un certain nombre de difficultés ».
La plus criante ? L’insuffisance d’effectifs. D’après le rapport, l’Inspection du travail doit se contenter de 1 700 équivalents temps plein (ETP) – contre 1 898 en 2018 – pour faire respecter le Code du travail auprès de 20 millions de salariés, dans 1,8 million d’entreprises. Soit un ratio d’un agent pour 11 700 salariés, plus faible que celui de nombreux pays européens. Dans les faits, les agents couvrent souvent des périmètres plus vastes encore. A l’échelle nationale, jusqu’à 16 % des postes sont vacants, un taux qui grimperait à 25 % en Provence- Alpes-Côte d’Azur, voire au-delà en Seine-Saint-Denis ou en Corse. Résultat : nombre d’inspecteurs font des intérims sur d’autres sections que la leur pour compenser 376 postes non pourvus.

Réforme dite « ministère fort »

« La surcharge de travail est telle que les dossiers les plus complexes, qui demandent des expertises, accumulent les retards, constate Gilles Gourc, représentant de la Confédération nationale du travail (CNT). C’est une source de honte et de culpabilité pour les agents. » Les enquêtes sur les accidents du travail (13 156 réalisées en 2021), par exemple, en pâtissent. « On ne peut pas se rendre sur place à chaque fois qu’on le voudrait. On passe moins de temps sur les cas les moins graves, alors que certains risquent de se reproduire. C’est un préjudice pour les salariés », confirme Coline Martres-Guggenheim pour SUD Travail affaires sociales.
Comme tous les ministères, celui du Travail paie d’abord les conséquences de coupes dans son personnel. A partir de 2015, la réforme dite « ministère fort », qui devait réduire l’isolement des agents et favoriser l’homogénéité de leur intervention, a aussi éloigné du terrain 200 inspecteurs, devenus responsables d’unité de contrôle (RUC). Leur rôle principal : orienter les tâches de leur équipe vers les thèmes phares décidés par la DGT dans son plan national d’action (PNA) et vérifier l’atteinte des objectifs. Ce plan a pris de l’ampleur : 50 % des actions doivent aujourd’hui porter sur ses priorités, telles que la lutte contre le travail illégal, le contrôle des travailleurs détachés ou la santé-sécurité.
Pour le ministère, il permet « de s’assurer sur ces sujets d’un niveau d’intervention significatif ». Si les agents ne contestent pas la pertinence de certaines thématiques, ils se montrent toutefois critiques. « Les priorités résultent plus d’une logique de communication politique que de besoins identifiés sur le terrain, regrette Simon Picou, inspecteur du travail et syndicaliste CGT. On saute d’un sujet à l’autre au risque de laisser de côté tout un pan de la réglementation. » Déjà, en 2018, un rapport du Sénat constatait que les inspecteurs du travail avaient moins de temps pour choisir leurs contrôles ou répondre aux usagers : « Les tâches liées à la mise en œuvre du régime d’autorisation préalable (licenciement d’emplois protégés, suivi des ruptures conventionnelles…) peuvent représenter plus de 25 % de l’activité (…). Si l’on ajoute les 50 % de temps de travail dédiés aux priorités nationales, la marge de manœuvre individuelle est réduite. »
D’après une enquête interne, dont la DGT a restitué les résultats le 9 novembre dernier, seuls 20 % des agents considèrent le plan national d’action « adapté ». Nombre d’entre eux réclament plus de confiance et de capacité d’initiative.

Un management par le chiffre préjudiciable

L’Inspection du travail n’échappe pas non plus à la pression du reporting, et les objectifs quantitatifs concourent à une logique « d’abattage », poussant les inspecteurs à « mettre des bâtons dans des cases », voire à « bidonner les chiffres », déplorent les syndicats. « En matière d’égalité femme-homme, il faudrait étudier dans le détail les rapports de situation comparée des entreprises, illustre Coline Martres-Guggenheim. Là, tout ce qui intéresse le ministère, c’est dire qu’on a fait des contrôles. Alors on regarde leur index d’égalité professionnelle, c’est plus rapide, mais ça n’a pas de sens sur le fond. » Cette course aux chiffres « génère des risques psychosociaux », selon Laurent Lefrançois, secrétaire général adjoint de FO Travail, emploi, formation professionnelle. « J’ai vécu des réunions de service où l’on nous disait : “Vous n’êtes pas bons car sur telle action, vos objectifs ne sont pas remplis”. Mais on n’est pas des VRP ! »
Garanti par la loi et les conventions internationales, le principe d’indépendance du corps est de plus en plus mis à mal. Depuis 2021, la nouvelle organisation territoriale de l’Etat rattache les agents à des services interministériels aux niveaux régional et départemental. « En théorie, nous conservons notre chaîne hiérarchique, note Simon Picou. Mais dans les faits, des collègues ont reçu des messages du cabinet du préfet sur ce qu’ils doivent contrôler ou pas… »
La crise sanitaire a aussi servi de prétexte à des tentatives d’ingérence. La profession a fait corps pour soutenir Anthony Smith, agent sanctionné en avril 2020 après avoir saisi le juge des référés pour ordonner l’octroi de masques dans une association d’aides à domicile. A l’époque, le gouvernement ne recommandait pas leur usage, faute de stocks. « Le politique nous demandait d’adapter le Code du travail à la réalité du manque de moyens », résume Coline Martres-Guggenheim.

Défiance des agents

Le tribunal administratif a fini par annuler la sanction d’Anthony Smith, mais la défiance des agents, échaudés par d’autres affaires, n’est pas retombée. « Pendant cette période, la seule préoccupation de la DGT a été de ne pas embêter les employeurs, regrette Gilles Gourc, de la CNT. Elle a préféré jouer au père Fouettard, avec des menaces et des sanctions, alors que les agents qui devaient traiter des cas d’exposition des salariés attendaient un soutien. » Quatre syndicats ont d’ailleurs déposé une plainte, toujours en instruction, auprès du Bureau international du travail (BIT) pour atteinte à l’indépendance.
Comment sortir de la crise ? Malgré les alertes, le nouveau PNA (2023-2025) prévoit toujours « une exigence de rendu-compte, tant qualitatif que quantitatif (…) même s’il n’est plus fixé d’objectifs chiffrés sur chacune des thématiques » et demande aux agents d’effectuer au moins cent interventions en entreprise par an. Soit « un contrôle tous les deux ou trois jours, ce qui est littéralement impossible, sauf à ne rédiger aucune suite », s’inquiète Gilles Gourc. Pour renforcer les effectifs, le ministère – qui n’a pas donné suite à notre demande d’interview – prévoit un nombre doublé de postes au concours, le recours à des inspecteurs détachés et à des contractuels. Mais les syndicats constatent que les candidats ne se bousculent plus au concours. Le signe d’un malaise profond ?
« En donnant de plus en plus de place aux dispositifs de branche ou d’entreprise, la loi Travail, puis les ordonnances Macron se sont faites au détriment de nos services, juge Olivier Deblonde, du SNUTEFE-FSU. Même sur le terrain, les collègues disent qu’asseoir leur légitimité face aux entreprises, obtenir des réponses à leurs sollicitations, devient de plus en plus compliqué. » Quand le Code du travail est attaqué, l’Inspection du travail prend aussi des coups.