© Christophe Boulze
© Christophe Boulze

Psychologue du travail et outilleur du futur

par Nathalie Quéruel / octobre 2020

Le nouveau titulaire de la chaire de psychologie du travail du Conservatoire national des arts et métiers est un spécialiste des nouvelles technologies. Son objectif : définir les contours de leur intégration harmonieuse dans les activités humaines. 

Lors d’un colloque à la Sorbonne, dans le brouhaha d’une pause-café, Marc-Eric Bobillier Chaumon saisit une bribe de conversation sur le nouveau titulaire de la chaire de psychologie du travail du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) : « Mais c’est qui ce gars ? » Le gars, c’est justement lui, le provincial venu de Lyon à Paris pour chausser les bottes d’Yves Clot, son illustre prédécesseur, en octobre 2018. Cette anecdote racontée avec humour et simplicité en dit assez long sur le nouveau locataire de la rue Gay-Lussac. « Je n’aurais jamais eu l’audace de postuler, si Yves, avec lequel j’avais loué des liens d’amitié depuis que j’étais responsable de la filière psychologie du travail du Cnam Auvergne-Rhône-Alpes, ne m’avait encouragé, précise Marc-Eric Bobillier Chaumon. C’est quelqu’un qu’on ne remplace pas ; on lui succède. » Avec l’ambition d’être à la hauteur.

Au plus près du terrain

On pourrait s’amuser qu’Yves Clot, une des rares personnes à ne pas posséder de téléphone portable, cède son bureau à un spécialiste des nouvelles technologies. Mais le fossé est moindre qu’il y paraît : « Je n’avais pas été formé spécifiquement à la clinique de l’activité, mais cette approche a résonné en moi, se souvient Marc-Eric Bobillier Chaumon. Les travaux de Clot ont redonné une pertinence à la discipline : une psychologie du travail incarnée, connectée avec le monde professionnel. » Lui se reconnaît dans cette démarche, comme en témoigne Bruno Cuvillier, maître de conférences en psychologie du travail à l’université de Lyon 2 : « C’est quelqu’un qui s’efforce de développer une recherche au plus près du terrain, pourtant plus complexe à mettre en œuvre et qui n’offre pas la même temporalité en termes de production d’articles scientifiques. »
Originaire de Morteau (Doubs), Marc-Eric Bobillier Chaumon – sa vocation de prof de sport contrariée par de piètres résultats en natation – s’inscrit en « fac de psycho » à Besançon. Il commence à s’intéresser à la psychologie du travail quand son père, un conducteur de travaux « très investi dans son métier », subit un syndrome d’épuisement professionnel. Mis en invalidité, il ne reprendra jamais le chemin des chantiers. « J’ai compris à ce moment que le travail pouvait tout aussi bien construire une personne que la détruire. » Le jeune homme se retrouve ensuite à l’université de Metz pour suivre un master récemment créé, « Travail et nouvelles technologies ». Une thématique qui, en 1992, « n’intéressait pas grand monde ! ».
Pour sa thèse, réalisée au sein du service R & D de la Caisse des dépôts et consignation, il plonge au cœur des transformations digitales : « Ma recherche portait sur la façon de les construire au mieux, avec le point de vue des salariés. » C’est devenu depuis son sillon : les usages et incidences des nouvelles technologies dans les contextes professionnels et les conditions de leur acceptation dans l’activité. « La plupart des travaux sur le sujet portaient sur la psychologie cognitive et l’expérience utilisateur, souligne Philippe Sarnin, professeur de psychologie du travail à l’université de Lyon 2. Marc-Eric y a apporté une approche innovante, la dimension sociale ; l’appropriation de ces outils dépend aussi des collectifs. »
Après avoir hésité entre deux chemins professionnels, professeur ou consultant, Marc-Eric Bobillier Chaumon choisit la voie universitaire. En 2005, il rejoint la faculté de Lyon 2 et y crée le master de recherche « Travail coopératif, travail en réseau », en partenariat avec l’Ecole centrale de Lyon : « L’idée était d’avoir un collectif mixte d’étudiants, ingénieurs et psychologues du travail, afin de les amener à collaborer sur des projets innovants de transitions digitales. » Et répondre au besoin des entreprises industrielles de maîtriser le déploiement des nouvelles technologies d’un point de vue technique, mais aussi humain. Sa nomination à la chaire de psychologie du travail du Cnam n’étonne pas ses deux anciens collègues : « Il est très pointu dans un domaine qui prend de plus en plus d’importance pour les entreprises et les travailleurs », affirme Philippe Sarnin. « Il a trouvé un bon positionnement au sein de l’institution, là où il peut impulser des recherches répondant à une demande sociale », complète Bruno Cuvillier.

Des sujets à creuser

L’intéressé, lui, a une feuille de route en tête : ouvrir d’autres perspectives à partir du référentiel commun de son laboratoire, la clinique et l’analyse de l’activité, avec des sujets à creuser comme l’entreprise du futur hyper connectée, le travail médiatisé à distance, le rôle des technologies émergentes (intelligence artificielle, robots collaboratifs, environnements immersifs). « Le travailleur sera incapable d’intégrer le volume de données générées. C’est une intelligence artificielle qui les traitera et décidera des tâches à effectuer. Il y a un risque de soumission à une autorité technique, omnisciente et omnipotente, et de déstabilisation des règles de métier et de la collaboration dans le travail. » D’où la nécessité, selon lui, de trouver les moyens d’une délibération collective sur ces outils, pour coconstruire une activité qui articule les apports de la technologie et les savoir-faire des salariés. « Il faut aborder ces mutations comme une opportunité de repenser le travail, et même de le repanser… en soignant le travail qui se fait mal et qui peut faire mal. » Une démarche qui permettrait de répondre aux inquiétudes soulevées par l’irruption massive du travail à distance pour de nombreux salariés, du fait de l’épidémie de Covid-19, et la « surveillance panoptique »1 induite par les outils de communication.
 

 

 

 

  • 11. Le panoptique est un type d’architecture carcérale imaginée par le philosophe Jeremy Bentham au XVIIIe siècle, où les gardiens peuvent surveiller sans être vus.