© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE

Quand le client est roi, les salariés trinquent

par Isabelle Mahiou / janvier 2009

Toujours plus de disponibilité, de diversité, de qualité, de rapidité... Coincés entre la sacro-sainte satisfaction du client, érigée en stratégie d'entreprise, et une organisation du travail toujours aussi rigide, les salariés souffrent.

Non aux 21 heures !", clamaient cet automne les salariés des grands magasins parisiens. Pour cette période de fin d'année propice à des extensions d'horaires, en plein débat sur le travail dominical, les Galeries Lafayette et le Printemps ont encore repoussé leur fermeture, fixée à 20 heures depuis l'été, et multiplié les dimanches travaillés. A croire que le désir de consommation du client est sans limites... Aujourd'hui, en tout cas, sa satisfaction est invoquée partout. Au centre des stratégies d'entreprise, elle justifie toutes les adaptations qui permettent d'accroître la souplesse et la rapidité des réponses offertes, mais constituent rarement un progrès pour les salariés. Selon Philippe Askenazy, économiste du travail, "derrière cette construction du management, il y a des logiques de rationalisation qui relèvent d'un productivisme réactif [caractérisé notamment par l'injonction à la polyvalence, le juste-à-temps, l'exigence de satisfaction totale du client, NDLR]. Les technologies de l'information et de la communication ont rendu possibles des organisations très réactives, que les entreprises mettent en place pour assurer leur rentabilité"

 

Une pression de tous les instants

 

Le discours est d'autant plus efficace que les salariés sont des consommateurs et qu'ils cherchent plutôt à faire du bon travail. "Cette représentation du client roi, qui fait des salariés des sujets, est inattaquable, puisque les salariés eux-mêmes sont des clients et qu'il y va du sens de leur activité, analyse Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail. Cette rhétorique véhicule l'idée qu'il n'y aurait plus de conflit d'intérêts entre l'actionnaire qui veut accroître ses dividendes, le salarié qui veut faire du bon travail et le consommateur qui cherche le meilleur rapport qualité/prix." Et pour permettre au client d'exprimer, ou non, sa satisfaction, les entreprises ont créé tout un outillage : questionnaires, enquêtes, appels mystères... Dans les métiers directement à son contact, "le client est potentiellement un contremaître, qui exerce une pression productiviste et qualitative de tous les instants", ajoute la sociologue.

Pour autant, "ce n'est pas le client qui fabrique des contraintes pour le salarié : entre les deux, il y a l'organisation du travail", souligne l'ergonome François Daniellou. Ces contraintes empruntent différentes formes. A commencer par les horaires atypiques qui, s'ils ne sont pas nouveaux, ont eu tendance à se développer ces dernières années : travail de nuit, le week-end, mais aussi temps partiel, qui reste majoritairement féminin.

Dans la grande distribution, cette évolution n'est pas faite pour réduire la pénibilité de métiers déjà soumis à une forte pression temporelle, des contraintes physiques et une charge mentale importantes1 . Les mises en rayon sont plus matinales et plus intenses. "Maintenant, tout est conditionné de façon à ce qu'on puisse ranger davantage d'articles d'un coup, dix boîtes au lieu d'une, par exemple. Résultat : une manutention accrue d'objets plus lourds", constate Sophie Prunier-Poulmaire, ergonome. Au niveau des caisses, où en prime les horaires sont découpés et fluctuants, le volontariat pour le travail du dimanche ou les nocturnes est très relatif car les plannings constituent un enjeu et un moyen de pression. "Pour la population des femmes à ces postes, souvent chargées de famille, cette flexibilité rend plus complexe l'organisation de la vie privée et ajoute au stress de la fonction", poursuit l'ergonome. Soumis au flux de clients impatients, le personnel des caisses doit respecter la cadence, gérer les aléas et garder le sourire. Et si le client est roi, au point qu'il aura toujours raison face au salarié, les consignes peuvent entrer en contradiction avec ses attentes. Les tentatives d'instaurer l'ensachage aux caisses ont été "un échec du point de vue de la satisfaction du client, qui, rendu inactif, trouvait le temps long, mais aussi du point de vue de la santé du personnel : troubles musculo-squelettiques, accidents et stress sous le regard du client", précise Sophie Prunier-Poulmaire. Les salariés sont aussi conduits à passer outre certains interdits : détacher un chèque pour une personne âgée, accepter des paiements par carte multiples pour un groupe de jeunes... aux fins de satisfaire le client. Ils effectuent ainsi de petits arbitrages quotidiens plus ou moins inconfortables.

 

Intense fatigue mentale

 

En première ligne également, les opérateurs des centres d'appel, dédiés par excellence à la "relation client". Que les centres soient internes ou externes, les appels entrants ou sortants, il s'y exprime une "intense fatigue mentale", observe Thierry Colin, socio-économiste2 "L'absence de présence physique fait qu'il n'y a pas d'échappatoire visuelle, sonore ou temporelle, ce qui permet un enchaînement d'appels impossible autrement et en même temps demande une grande concentration. Et les clients "se lâchent" plus facilement." Les salariés essuient leur agressivité. Ils peuvent aussi être amenés à faire des choses qu'ils désavouent : solliciter les gens sur des projets qui s'apparentent à de la vente au forcing, annoncer une coupure du courant à ceux qui n'ont pas payé leurs factures... Là où les procédures sont de type industriel, avec durée maximale de communication, scripts précis, contrôle permanent des appels, l'opérateur doit à la fois répondre avec le "sourire" et abattre le plus d'appels possible. Il s'adresse au consommateur, mais il est tenu par les conditions imposées par un autre client, le donneur d'ordre du centre d'appel, qui sont variables. Il arbitre donc entre les consignes et ce qu'il juge bon pour le client final, avec peu de marges de manoeuvre. Si, pour mieux ré­pondre, il s'écarte du scénario prévu, il peut être sanctionné sur sa prime. Mais s'il le suit à la lettre, il peut ne pas respecter la promesse faite au client, ni sa propre conception de la qualité du service. Dans les deux cas, le travail est source d'amertume et de pénibilité.

La pression du client s'exprime également dans des lieux de production, où "il y a une irruption de contraintes marchandes, qui caractérisaient plutôt les situations de vente", indique Valérie Zara-Meylan, ergonome, qui s'est intéressée au secteur horticole3 . Pour les entreprises qui ont adopté "l'orientation client", afin de faire face à leurs difficultés économiques, il s'agit de se montrer plus réactives et de répondre dans l'urgence à des demandes variées et imprévisibles. Ainsi, dans cette TPE où le grossiste ne joue plus son rôle de filtre, "les salariés ont l'impression d'être passés de la préparation de trois fois 1 000 plantes à 1 000 fois trois plantes. Ils doivent sans arrêt s'interrompre pour préparer les chariots correspondant à la commande. Ils font moins d'horticulture, plus d'expédition. Et il leur est difficile de tenir dans la durée une activité comme le rempotage, qui mobilise trois personnes autour d'une machine. C'est une sorte de flux tendu dans une gestion de processus sur le long terme bien spécifique : il faut suivre de multiples séries de plantes différentes, des produits périssables, soumis aux maladies, ravageurs et intempéries. C'est complexe du point de vue temporel". A la pénibilité physique du métier s'ajoutent les risques d'accidents liés aux déplacements rapides, à la pression temporelle, ainsi que les risques de pathologies dues à l'utilisation à haute dose de phytosanitaires, car, faute de suivi, les maladies sont détectées tardivement. Pour récupérer des marges de manoeuvre et réduire la pression, l'entreprise a décidé de ne plus accepter après 13 heures les commandes pour le jour même.

 

Rouage désincarné

 

Le client est aussi là où on ne le voit pas. Pour lui répondre au plus vite et sans erreur, certaines plates-formes logistiques adoptent le voice picking, un système de préparation assisté par ordinateur qui dicte au salarié équipé d'un casque l'emplacement et la quantité de produits à charger dans l'entrepôt. Mains libres, les préparateurs multiplient les manutentions, sans aucun pouvoir d'initiative et dans une déconnexion totale de leur environnement. "La personne devient un rouage désincarné de la souplesse du système", résume François Daniellou. Au risque de voir sa santé physique et mentale menacée, comme l'a montré une étude québécoise4

Plus invisible encore, "le client s'insinue sur la chaîne de montage", note Philippe Askenazy : "Le discours sur le zéro défaut a fait place à celui sur la satisfaction du client." Aujourd'hui, dans l'automobile, les constructeurs veulent conjuguer le moins de stocks possible et la plus grande diversité de l'offre. Mais, pour François Daniellou, "il y a un décalage entre cette sortie souple pour le client et l'organisation rigide de la production. L'articulation, c'est au sens propre celle des travailleurs, qui compensent l'écart. Sur une chaîne de montage d'où sortent de multiples variantes d'un véhicule, les ouvriers doivent adapter à chaque fois leur mode opératoire. Cette réorganisation permanente accroît la charge mentale et, faute de possibilité d'anticiper, ils ne peuvent pas varier leur rythme en fonction de la tâche. Ils sont toujours dans l'urgence. L'absence de marges de manoeuvre les met en difficulté par rapport à la variabilité de la production". Pour fluidifier le système, la tendance est de fournir à l'ouvrier en ligne les pièces et outils nécessaires à chaque opération. Ce qui limite ses déplacements, les risques d'erreur et les adaptations, mais intensifie le travail.

Globalement, estime Philippe Askenazy, "il y a des signes en France que toutes ces techniques de lean production [production maigre, NDLR] empirent les conditions de travail et les troubles musculo-squelettiques, qui sont des maladies du manque de marges de manoeuvre". Ce n'est pas forcément le cas ailleurs. "En Suède, rapporte François Daniellou, ces mêmes méthodes intègrent une organisation du travail plus souple, où la décentralisation des décisions auprès des travailleurs donne à ceux-ci davantage de latitude et permet de tirer partie de leurs connaissances."

Entre souplesse de l'offre et rigidité de l'organisation, entre qualité de la réponse et délais imposés, entre personnalisation et massification du service, quel que soit le secteur d'activité, les salariés de base se trouvent au coeur des paradoxes de l'organisation. A eux de bricoler, de s'adapter, de prendre sur eux pour tenir les deux bouts. Avec le risque d'être contraints de mal travailler. "A l'hôpital, cite pour exemple Marie-Anne Dujarier, les infirmiers, confrontés à des contraintes gestionnaires, ne parviennent pas à traiter les patients comme ils le souhaiteraient. Ce conflit entre critères du métier et réalité est difficile à vivre et peut conduire à une perte du sens du travail." Non sans dommage pour la santé.

  • 1

    Voir Santé & Travail n° 61, janvier 2008, page 38.

  • 2

    Thierry Colin a participé avec Mathieu Béraud et Benoît Grasser, comme lui chercheurs à l'université Nancy 2, à une enquête sur les centres d'appel dans le cadre du projet "The Future of Low Wage Work in Europe". Voir Travail et Emploi n° 114, avril-juin 2008.

  • 3

    Dans le cadre d'Agriquadra, projet financé par le Fonds social européen et impliquant la Mutualité sociale agricole (MSA), les fédérations professionnelles, le collecteur de fonds de la formation et le Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations au travail (Créapt).

  • 4

    Voir Santé & Travail n° 60, octobre 2007, page 20.