Quand la justice booste la prévention
Une décision récente de la Cour de cassation améliore sensiblement l’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles en cas de faute inexcusable de l’employeur. Avec des répercussions très favorables pour la santé au travail.
Champagne ! Une fois encore, ce sont les magistrats qui devraient faire progresser significativement la réparation et la prévention des risques professionnels. Le 20 janvier dernier, la formation la plus solennelle de notre édifice judiciaire, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, a élargi le périmètre d’indemnisation des victimes d’accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP). Désormais, lorsque l’employeur a commis une faute inexcusable, « la rente versée par la caisse de Sécurité sociale aux victimes (…) n’indemnise pas leur déficit fonctionnel permanent, c’est-à-dire les souffrances qu’elles éprouvent par la suite dans le déroulement de leur vie quotidienne », peut-on lire dans le communiqué de la haute juridiction. Et celle-ci de préciser : « La Cour de cassation permet désormais aux victimes ou à leurs ayants droit d’obtenir une réparation complémentaire pour les souffrances morales et physiques… » Derrière cette formule se cache une évolution fondamentale très favorable aux salariés. Explications.
L’indemnisation des victimes d’AT-MP répond à un régime spécifique, issu de la loi du 9 avril 1898, qui garantit au salarié une indemnisation forfaitaire sans qu’il ait à démontrer une quelconque faute de l’employeur. Lorsque son taux d’incapacité permanente partielle (IPP) est supérieur à 10 %, la victime a droit à une rente calculée sur la base de son salaire annuel, multiplié par ledit taux. Cette indemnisation est très nettement améliorée lorsque l’employeur a commis une faute inexcusable. Le salarié peut en principe prétendre à une majoration de la rente et à une réparation de plusieurs préjudices, esthétiques et d’agrément, issus des souffrances physiques et morales endurées, résultant de la perte ou de la diminution des possibilités de promotion professionnelle.
Une rente hypertrophiée
La difficulté est venue de la position très restrictive de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation. Depuis 2009, celle-ci affirme que la rente indemnise le déficit fonctionnel permanent. Dans cette conception, la rente revêt un caractère que d’aucuns ont qualifié d’« hypertrophié », puisqu’elle couvrirait tout à la fois les pertes de gains professionnels, l’incidence de l’incapacité sur la carrière et le déficit fonctionnel permanent. Les victimes étaient donc privées de la possibilité de demander la réparation de leurs souffrances physiques et morales, alors que l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale le prévoit expressément (voir interview ci-dessous). Cette position a été vivement contestée par les juristes et a suscité la résistance de plusieurs cours d’appel.
L’assemblée plénière de la Cour de cassation a entendu le message et a procédé au revirement de jurisprudence tant attendu. Les victimes peuvent obtenir une réparation complémentaire pour leurs souffrances physiques et morales après « consolidation » – soit une fois que les séquelles sont stabilisées –, sans avoir à démontrer que la rente servie ne couvre pas déjà ces souffrances. Comment justifier une telle évolution ? Dans son avis, le premier avocat général Dominique Gaillardot avance « un désir d’égalité revendiqué par les victimes quelle que soit l’origine de leurs préjudices ». Il apparaît en effet de plus en plus inacceptable que les victimes du travail soient moins bien indemnisées que celles dites de droit commun.
Pour François Lafforgue, avocat des victimes de l’amiante, « les arrêts d’assemblée plénière de la Cour de cassation du 20 janvier reviennent à une lecture plus conforme de la loi de 1976 relative à la prévention des accidents du travail. De ce point de vue, il n’y a plus lieu de discuter. Le 3 février 2023, la cour d’appel de Toulouse, qui fut pourtant la première cour en France à avoir considéré que la rente indemnisait aussi les souffrances physiques et morales, s’est alignée sur la position de l’assemblée plénière ».
Le mot-clé, c’est la prévention primaire
Quelle est la portée de cette décision ? Pour Hervé Lanouzière, ancien directeur général de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) et actuel directeur de l’Institut national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (Intefp), « cet arrêt porte exclusivement sur le régime de la réparation, mais il transmet aussi un message implicite aux entreprises : “Faites de la prévention et vous échapperez à l’indemnisation” ». Et ce dernier d’insister : « En rétablissant un équilibre entre le coût de la prévention et celui de la réparation, au profit de la première, la sanction devient dissuasive et la prévention commence à acquérir un véritable avantage compétitif. »
Depuis vingt ans, la Cour de cassation n’a cessé d’impulser les principales inflexions qui ont conduit les entreprises à revisiter leur approche de la prévention (voir Repère). Le mot-clé, c’est la prévention primaire, l’action menée en amont afin d’éliminer ou de diminuer le risque. L’employeur est soumis à une obligation de sécurité, renommée aujourd’hui obligation de prévention, à l’égard de ses salariés. A ce titre, il doit veiller à la santé et à la sécurité des travailleurs en mettant en place des actions de prévention, d’information et de formation. Il doit également évaluer les risques professionnels sur chaque poste de travail. A défaut, il sera inévitablement jugé responsable.
Inspirés de la directive européenne du 12 juin 1989 « concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail », les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail sont l’alpha et l’oméga de toute politique de prévention, avec l’énoncé de neuf principes généraux (PGP). Ces principes ne sont pas optionnels et doivent être tous appliqués par l’entreprise pour satisfaire à son obligation de sécurité.
Obliger l’employeur à agir
Avec ces articles du Code du travail et la décision de la Cour de cassation, les représentants du personnel au CSE, notamment les membres de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), disposent aujourd’hui d’outils pour obliger l’employeur à agir… A défaut, celui-ci engagera sa responsabilité et en supportera les conséquences pécuniaires. Comme l’ont déjà montré les arrêts du 11 septembre 2019 de la Cour de cassation, condamnant Charbonnage de France à indemniser plus de 700 mineurs de charbon exposés à l’amiante sur le fondement d’un préjudice d’anxiété, au motif que l’entreprise, qui mettait pourtant en avant de multiples actions d’information et de protection individuelle, n’avait pas rempli son obligation de « combattre le risque à sa source » (3e PGP), ni celle d’« adapter le travail à l’homme » (4e PGP).
Souvent cité pour des salariés travaillant dans l’industrie, ce dernier principe vaut aussi pour les activités de services et les risques psychosociaux. Ainsi en a décidé la cour d’appel de Douai dans un arrêt du 30 novembre 2018 concernant une chargée de clientèle, sous pression et licenciée pour inaptitude. Pour les juges, la salariée a été en réalité victime d’un harcèlement moral. L’employeur est condamné pour n’avoir pas mis en œuvre les mesures de prévention, en particulier « celles permettant d’adapter le travail à l’homme, notamment en ce qui concerne les méthodes de travail et de production ». Or, nombre d’entreprises se contentent souvent, surtout face aux risques psychosociaux, d’appliquer des mesures de prévention secondaire – information, sensibilisation –, voire tertiaire – cellule d’écoute, numéro vert… –, privilégiant ainsi l’adaptation de l’homme au travail et non l’inverse, pourtant exigé par le 4e PGP.
« Un message au législateur »
Professeur de droit à l’université de Strasbourg, Morane Keim-Bagot a consacré une grande partie de ses travaux à l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation. Selon elle, les arrêts du 20 janvier doivent nécessairement conduire à une politique de prévention plus efficace : « Les partenaires sociaux ne s’y sont d’ailleurs pas trompés puisqu’ils ont eux aussi mis le curseur sur la prévention dans le cadre de la négociation interprofessionnelle sur la branche AT-MP. Ils considèrent la prévention, notamment primaire, comme étant l’une des principales priorités. » Cela devrait aussi faire réagir les pouvoirs publics. « La Cour de cassation a envoyé un message au législateur pour qu’il réforme enfin la loi de 1898 qui, in fine, défavorise les victimes du travail par rapport aux victimes dites de droit commun », commente Morane Keim-Bagot. Sera-t-il entendu ? Depuis les fameux arrêts amiante de 2002, le législateur s’est montré plutôt sourd aux nombreux signaux de la justice.
Vingt ans de jurisprudence sur la santé au travail
28 février 2002. Les arrêts amiante donnent une nouvelle définition de la faute inexcusable de l’employeur et consacrent une obligation de sécurité de résultat qui lui est imputable.
5 mars 2008. L’arrêt Snecma admet que le pouvoir de direction de l’employeur est limité par son obligation de sécurité de résultat, concernant les effets d’une réorganisation du travail sur la santé.
25 novembre 2015. L’arrêt Air France abandonne la notion d’obligation de sécurité de résultat au profit d’une obligation de prévention.
11 septembre 2019. Les arrêts Charbonnage de France reconnaissent le préjudice d’anxiété pour plus de 700 mineurs exposés à l’amiante et précisent que l’employeur doit respecter les principes généraux de prévention.