Lancés en 2016, les chantiers du Grand Paris express ont été le lieu d’accidents mortels ces deux dernières années. Quatre ouvriers y ont trouvé la mort. En janvier 2022, un salarié d’Eiffage, Joao, 61 ans, a été écrasé par une plaque de métal de 300 kilos sur le chantier de la gare de Saint-Denis Pleyel. En mars 2020, Maxime Wagner, ouvrier intérimaire de 37 ans, est décédé des suites de blessures reçues au sein d’un tunnelier
, sur le prolongement de la ligne 14 au sud de la capitale. En décembre 2020, un autre salarié d’Eiffage, Abdoulaye Soumahoro, 41 ans, est mort, coincé au fond d’un tunnelier à La Courneuve, sur le creusement de la ligne 16. Entretemps, en mai 2020, Jérémy Wasson, jeune ingénieur stagiaire de 21 ans qui travaillait sur le chantier du RER Eole, s’est tué en tombant dans une trémie de désenfumage. Des enquêtes sont en cours pour déterminer les responsabilités des entreprises concernées et de leurs sous-traitants.
A ce bilan macabre s’ajoute une dizaine d’accidents graves. Le dernier en date, le 2 août dernier, concerne un ouvrier, grièvement blessé après une chute de plus de cinq mètres depuis un escalier à vis, sur le chantier de la future gare de Noisy-Champs (Seine-et-Marne). « Chaque accident est un drame qui choque les équipes, explique Samir Bairi, secrétaire national en charge des travaux publics à la CFDT Construction et secrétaire du comité d’entreprise européen chez Eiffage. On sait que nos métiers cumulent risques et pénibilité. On connaît les taux de fréquence et les taux de gravité. Alors, plus on multiplie les heures de chantier, le nombre d’opérateurs et le nombre de sociétés intervenant en chaîne de sous-traitance, plus la coordination et l’encadrement sont nécessaires. »
6 700 travailleurs sur 170 chantiers
Pour expliquer ces accidents, l’ampleur inédite du projet du Grand Paris express est mise en avant. Celui-ci vise en effet à réaliser 200 kilomètres de métro souterrain et 68 nouvelles gares. Actuellement, 6 700 personnes travaillent sur 170 chantiers pour trois maîtres d’ouvrage principaux : la Société du Grand Paris (SGP), la SNCF et la RATP. D’ici 2030, 15 000 opérateurs seront intervenus.
En profondeur, les facteurs de risques identifiés sont caractéristiques d’un chantier d’infrastructures souterraines. Le chantier est mobile, son environnement change au jour le jour au fil du creusement. Durant de longs mois, le travail en sous-sol a été le plus souvent posté, en 3 x 8 heures, 7 jours sur 7, pour ne pas arrêter les tunneliers. Les ouvriers ont rencontré des difficultés liées au travail en espace clos, sombre et confiné, en étant fortement exposés aux poussières. Sans oublier certaines interventions risquées, comme celles se déroulant en milieu hyperbare, en tête de tunnelier, ou encore le maniement d’explosifs. En surface, l’édification des gares génère d’autres risques, en particulier liés à la coactivité d’entreprises intervenant en même temps et sur le même lieu.
Pour faire face à tous ces dangers, la SGP a mis l’accent dès le début sur la prévention. Si la loi impose une concertation entre maîtres d’ouvrage, la SGP a souhaité renforcer cette coordination au niveau des entreprises intervenantes, les maîtres d’œuvre. Elle a rédigé une « charte et référentiels sécurité des chantiers », somme de 92 pages qui leur rappelle leurs obligations légales et insiste sur les bonnes pratiques pour la sûreté et la protection de la santé. Un document actualisé à la suite des accidents, visites de chantier, retours d’expériences.
Pour vérifier l’application de ces mesures de sécurité, des coordonnateurs de sécurité et de protection de la santé (SPS) interviennent aussi sur le terrain, sous la responsabilité de la SGP. Du côté des entreprises de maîtrise d’œuvre, les représentants du personnel ont aussi un rôle à jouer. « On participe aux réunions préparatoires avec la médecine du travail, l’OPPBTP [l’Organisme professionnel de prévention du BTP, NDLR], l’Inspection du travail et la caisse régionale d’assurance maladie d’Ile-de-France, explique Frédéric Szymczak, délégué CFDT chez Eiffage Génie Civil. Et une fois les chantiers lancés, on fait des visites avec les préventeurs maison. »
Une cellule dédiée de l’inspection du travail
« La sécurité est un travail d’équipe, nous sommes en lien constant avec l’Inspection du travail, assure Bertrand Masselin, le responsable sécurité de la SGP. On a coconstruit la sécurité avec les pouvoirs publics et on adapte les mesures progressivement, en fonction de la réalité des chantiers. La sécurité, ce n’est pas quelque chose de figé. On veut maintenir le plus haut niveau possible, car on sait qu’il y aura toujours des risques, des erreurs d’inattention, de fatigue. » La série d’accidents graves et mortels a néanmoins fait réagir les pouvoirs publics : en avril 2021, une unité régionale d’appui et de contrôle des grands chantiers a été créée au sein de l’Inspection du travail, cellule dédiée comprenant sept inspecteurs.
En cas de danger grave et imminent, la maîtrise d’ouvrage a « les pleins pouvoirs », rappelle également Bertrand Masselin. « Nous avons la capacité d’interrompre l’activité le temps nécessaire à l’enquête », précise-t-il. En cas d’accidents ou de presque accidents qui auraient pu avoir des conséquences graves, le coordonnateur SPS réunit un collège interentreprises de sécurité, de santé et des conditions de travail (CISSCT). « Les membres du collège analysent les causes pour savoir si elles sont propres à l’entreprise ou si elles sont liées à la coactivité ; dans ce cas, le coordonnateur définit les mesures nécessaires à la sécurité de tous », explique Frédéric Fize, responsable du domaine « coordination SPS » pour l’OPPBTP.
Reste que des accidents sont survenus en dépit de toutes ces précautions. « Globalement, il y a davantage de contrôles, si on compare avec un chantier classique, déclare Ali Tolu, délégué syndical CGT et traceur sur la ligne 18 pour les Chantiers Modernes. C’est nécessaire parce qu’il y a toujours un décalage entre les engagements et la réalité de l’exécution. Par exemple, il m’arrive de ne pas avoir d’accueil sécurité sur une gare, parce qu’on estime que je suis déjà intervenu trois mois avant. Sauf que dans les travaux publics, par définition, la configuration des lieux change d’un jour à l’autre ! » Un écart entre le prescrit et le réel qui peut échapper aux contrôles. A ce titre, et au regard des 170 chantiers en cours, le dimensionnement de l’unité spéciale de l’Inspection du travail interroge. « Cela semble insuffisant vu l’ampleur de la tâche », estime Camille
, inspectrice du travail spécialisée dans le BTP.
Un problème de compétences ?
Pour Ali Tolu, la prévention ne suffit pas, si personne ne s’assure de la maîtrise des compétences. « Quel est le degré de compétence, quand 75 % du staff est précaire et qu’il n’accède pas à des formations ? », interroge-t-il. Dans une longue enquête, le site Reporterre a interviewé des intérimaires intervenant sur les chantiers, parfois des sans-papiers. L’échéance des Jeux olympiques de 2024 prime sur tout le reste et le moindre retard affole, avec une pression sur les horaires, les rythmes de travail. Hormis les salariés en CDI des grandes entreprises, très minoritaires, la plupart des opérateurs n’ont pas non plus de représentants syndicaux sur le terrain pour alerter sur les situations à risque.
« Plus le délai de livraison des travaux est rapproché, plus les travailleurs sont soumis à la pression et aux risques pour la sécurité. Quel que soit le niveau de sous-traitance, les résultats sont dramatiques », s’est inquiétée l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB), dans un communiqué le 5 septembre dernier. Le 21 septembre, la SGP devait signer une convention avec l’IBB pour permettre le libre accès des organisations syndicales françaises à tous les sites du GPE, l’organisation de permanences syndicales mensuelles pour les ouvriers non couverts par un syndicat et la mise en place d’inspections conjointes avec l’IBB. Jean-Marc Candille, le secrétaire national CFDT Construction s’en félicite : « Plus il y a d’yeux sur les chantiers, mieux c’est. »