Quand le travail accélère le vieillissement cérébral

par Jean-Claude Marquié / octobre 2010

Certaines conditions de travail peuvent, à long terme, altérer le développement des aptitudes cognitives et affecter l'envie et la capacité d'agir. Ce qui ne favorise pas le maintien dans l'emploi des seniors, souligne l'étude longitudinale Visat.

La précarité de l'état de santé de certains salariés en fin de vie active est tangible au travers d'une diversité d'indicateurs statistiques à caractère médical, comme les accidents du travail, les maladies professionnelles, les restrictions d'aptitude ou les inaptitudes prononcées par les médecins du travail. Mais si, comme on peut le penser, ces signes relativement conventionnels de santé précaire sont encore trop peu perçus ou pris en compte, que dire de ceux qui ont un caractère moins typiquement médical ? C'est le cas des ressources cognitives (voir " Repère "), dont on oublie qu'elles sont une composante à part entière de la santé. La santé - l'envie et la capacité d'agir, ce que l'individu est capable et prêt à faire à un moment de sa vie - repose en effet tout autant sur l'état des ressources cognitives que sur celui des ressources physiques, affectives, sociales.

Repère

Les ressources cognitives (ou aptitudes mentales) renvoient à la capacité à acquérir des compétences, à maintenir actives celles déjà acquises, à résoudre des problèmes inédits de manière efficace, créative et adaptative, à soutenir dans la durée les efforts importants que ces opérations nécessitent. L'atteinte de ces buts repose sur des connaissances et des aptitudes métacognitives et motivationnelles forgées par l'expérience. Mais elles dépendent tout autant de capacités élémentaires de traitement de l'information (mémoire, attention, vitesse...), elles-mêmes tributaires de l'intégrité anatomique et fonctionnelle du cerveau.

Or, pour témoigner de difficultés éventuelles en fin de carrière, nous ne disposons pas à l'heure actuelle, dans le domaine de la santé cognitive, d'indicateurs aussi clairs et reconnus que ceux relatifs à la santé physique. Pourtant, les ressources cognitives sont autant susceptibles d'usure que les ressources physiques. Certaines conditions de travail peuvent avoir un effet incapacitant à long terme, au travers d'une altération des composantes cognitives et métacognitives1 de l'envie et de la capacité d'agir, dans le travail et en dehors du travail. Des résultats de recherche l'attestent, en particulier ceux de l'étude Visat, qui exploite des données recueillies en 1996, 2001 et 2006 auprès d'une cohorte de salariés et retraités (voir encadré ci-contre).

Visat, une enquête menée sur dix ans

L'enquête longitudinale Visat (pour " Vieillissement, santé, travail ") résulte d'un partenariat entre des médecins

du travail de trois régions du Sud de la France (Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon, Aquitaine) et des chercheurs de l'université de Toulouse. Elle a pour objet d'étudier les effets " capacitants " ou " incapacitants " des conditions de travail sur diverses composantes de la santé, incluant le sommeil et la cognition. La recherche repose sur le suivi sur dix ans (1996, 2001, 2006) d'une cohorte de 3 200 salariés et retraités, âgés de 32, 42, 52 et 62 ans lors de la mise en place de l'enquête. Les informations recueillies portent sur les conditions de travail, la vie hors travail, ainsi que sur divers aspects objectifs et subjectifs de la santé.

Visat a produit des résultats sur :

  • les conditions de travail ressenties comme les plus pénibles avec l'avancée en âge et celles qui prédisent la sortie précoce de l'emploi ;
  • les relations entre âge, travail et sommeil et la question de la réversibilité des troubles du sommeil associés au travail posté ;
  • les effets du travail posté sur le fonctionnement cognitif après plusieurs années d'exposition ;
  • les effets de certaines caractéristiques cognitives du travail sur le développement des aptitudes cognitives ;
  • le rôle différencié, selon le sexe, des conditions de travail dans la consommation de médicaments psychoactifs.

Ces résultats peuvent être téléchargés sur le site www.visat.fr

Continuer à apprendre pour continuer à travailler

L'entretien régulier des ressources cognitives est un facteur important de maintien dans l'emploi des seniors. L'étude Visat montre que le fait de ne pas " se sentir capable d'occuper son emploi jusqu'à la retraite " est dépendant de la possibilité offerte ou non par l'environnement de travail de créer des connaissances nouvelles. La probabilité pour les salariés de 52 ans de déclarer qu'ils se sentent capables de rester à leur poste jusqu'à la retraite est 2,6 fois plus élevée chez les femmes et 3,5 fois plus élevée chez les hommes qui considèrent que leur travail leur permet d'apprendre des choses nouvelles, à caractéristiques du travail et de l'état de santé identiques. Or l'analyse prospective des données de 1996 et de 2001 indique que les salariés âgés de 52 ans au début de l'enquête et qui rapportaient alors ne pas se sentir capables d'occuper leur emploi jusqu'à la retraite avaient une probabilité presque deux fois et demie supérieure aux autres d'être en arrêt maladie ou au chômage cinq ans plus tard, et un risque de près de 30 % supérieur aux autres d'être à la retraite ou en préretraite à la même période.

Les caractéristiques cognitives du travail jouent même un rôle modérateur important sur la sensation de pénibilité physique elle-même. Or on sait que celle-ci est souvent associée chez les seniors à des problèmes de santé et à la sortie de l'activité professionnelle. Les résultats de Visat révèlent que, parmi les salariés exposés à des contraintes physiques en 1996, ceux qui étaient soumis à un travail répétitif et qui ne pouvaient pas choisir la façon de procéder dans leur travail avaient respectivement 3,25 et 2,17 fois plus de risque que ces contraintes physiques soient devenues pénibles cinq ans plus tard, alors qu'elles n'étaient pas perçues comme telles auparavant. De même, la possibilité de contrôle sur son propre travail, la présence d'un soutien social et l'absence de répétitivité du travail multiplient quasiment par deux la probabilité qu'une pénibilité physique ressentie au début de l'enquête disparaisse dans les cinq ans.

Le travail posté diminue l'efficience de la mémoire

Les effets négatifs à long terme du travail sur les ressources physiques de l'individu sont généralement bien décrits par le concept d'usure et font l'objet d'un nombre important de travaux. En revanche, les conséquences cognitives à long terme des activités professionnelles sur les aptitudes autres que celles sous-tendues par l'expertise2 sont encore peu étudiées. Or elles contribuent fortement, à côté de l'expertise elle-même, à ce qu'un individu est capable de faire et prêt à faire après 50 ans, ainsi qu'à un vieillissement réussi ou altéré.

On connaît un peu, par exemple, les effets délétères que l'exposition à certaines substances chimiques comme les neurotoxiques peut avoir sur le système nerveux central et sur la cognition. Mais l'organisation du travail elle-même peut conduire à des conséquences similaires. C'est le cas du travail posté3 . Les travailleurs engagés durablement dans ce mode d'organisation temporelle du travail sont soumis à une désynchronisation des rythmes biologiques, dont on ignore encore les effets à long terme sur le sommeil et l'efficience cognitive. Les données de Visat suggèrent des conséquences négatives sur la mémoire épisodique - c'est-à-dire la mémoire des événements vécus - après plusieurs années d'exposition. Les hommes ayant pratiqué le travail posté pendant dix à vingt ans ont des performances à des tests de rappel immédiat en mémoire moins bonnes que ceux qui n'ont jamais été exposés à ce type d'horaires décalés. Ces résultats ont été obtenus après ajustement sur d'autres variables - notamment le niveau d'études - susceptibles d'influencer aussi, de manière différentielle, les performances de mémoire dans les groupes étudiés. Par ailleurs, la relation significative entre durée d'exposition au travail posté et efficience de mémoire rend plus difficile l'objection d'un biais de sélection à l'entrée dans le travail posté. Les résultats de Visat concordent avec ceux obtenus par des méthodes d'imagerie cérébrale chez des personnels navigants effectuant des rotations transatlantiques fréquentes et soumis, de ce fait, à une désynchronisation des rythmes.

L'expérience influence la morphologie du cerveau

Des analyses longitudinales des données Visat mettent en évidence que le contenu du travail peut jouer, lui aussi, un rôle protecteur ou défavorable à l'égard du vieillissement cognitif. Il a été observé, en effet, que des contenus et une organisation du travail exigeants sur le plan cognitif, mais qui permettent de progresser dans les compétences, étaient associés à une évolution plus favorable des fonctions cognitives sur dix ans (vitesse de traitement, mémoire verbale épisodique et attention sélective). Ces résultats doivent être mis en relation avec le fait, révélé par des enquêtes de la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail, qu'avec l'avancée en âge, les travailleurs rapportent de plus en plus souvent que " le travail ne permet pas d'apprendre ".

On le voit, la notion de contenu et d'organisation qualifiants du travail a un sens, si l'on entend par là tout ce qui dans l'environnement professionnel favorise la construction de cet aspect cognitif de la santé, ou bien le préserve en partie des effets délétères du vieillissement. D'autres travaux ont montré, par ailleurs, comment le faible accès des seniors à la formation, les méthodes de formation peu adaptées à ces derniers et une organisation du travail tendue et laissant peu de place aux apprentissages contribuent au fil du temps à l'érosion des compétences, de l'adaptabilité et, peut-être, plus généralement, de l'ensemble des aptitudes cognitives et motivationnelles.

Les mécanismes qui sous-tendent les effets à long terme des environnements professionnels sur le développement cognitif sont divers et peuvent être décrits à trois niveaux : neurophysiologique, cognitif et métacognitif.

Le premier niveau est celui des traces laissées dans le cerveau, dans son fonctionnement aussi bien que dans sa morphologie. Des recherches récentes en neurosciences sur les chauffeurs de taxi, par exemple, signalent que leur expérience professionnelle, en l'occurrence l'aptitude cognitive à se déplacer dans un environnement urbain extrêmement complexe, est corrélée positivement à la taille de l'hippocampe postérieur, une zone du cerveau impliquée dans le traitement et la mémorisation des informations spatiales. Certaines formes d'expérience influencent donc la morphologie même du cerveau.

Le deuxième niveau permet de décrire les traces de l'activité en termes d'aptitudes cognitives, de performances, de stratégies compensatrices construites au fil du temps.

Enfin, le niveau métacognitif concerne les effets des expériences sur les attitudes, les croyances, les connaissances construites sur soi, sur les tâches et sur les autres. Bien que la vie professionnelle ait certainement de nombreuses influences sur ce plan, ces dernières sont encore très peu étudiées. Une recherche menée auprès de comédiens de théâtre a permis de trouver une association entre la pratique intensive de la mémoire dans ce métier et des représentations de la mémoire (sa propre mémoire et la mémoire en général) qui sont réputées pour être plus favorables à l'exercice et au développement des compétences dans ce domaine. Comparés à des personnes qui ne font pas un usage exceptionnel de leur mémoire dans leur profession (groupe contrôle), les comédiens étudiés, jeunes et âgés, présentaient une conception de leur mémoire comme donnant moins de prise aux effets du vieillissement et un sentiment plus fort de contrôle sur cette aptitude cognitive. Ces résultats suggèrent que l'exercice régulier de fonctions cognitives particulières (ici, la mémoire) ainsi que l'effort et les stratégies développés favorisent la confiance qu'on acquiert dans ce domaine et donc certainement l'aptitude à maintenir plus longtemps actives ces fonctions.

L'effort stérile, source majeure de pénibilité cognitive

Les arguments et résultats présentés ici visent à mettre en évidence que les expériences professionnelles antérieures peuvent rendre plus difficile le prolongement de l'activité en fin de carrière en ne participant pas suffisamment à l'entretien et au développement des ressources cognitives générales et des compétences professionnelles. Cependant, même si le travail passé n'a pas eu ces effets regrettables, il reste encore des facteurs dans l'environnement de travail actuel qui sont susceptibles d'empêcher ou de rendre plus pénible la mise en oeuvre de ces ressources cognitives. Certaines contraintes de travail peuvent nuire à l'expression des potentialités acquises dans le domaine cognitif et être, de ce fait, moins bien tolérées par les seniors. On peut mentionner notamment les exigences sensorielles et motrices élevées, la pression temporelle forte, les changements techniques fréquents et mal accompagnés, l'imprévisibilité dans le travail. Il peut y avoir là une source de pénibilité plus grande pour les seniors.

Très certainement aussi, les seniors ont besoin, plus que les jeunes, de mettre du sens sur ce qui leur demande de l'effort, en rapport avec ce que leur expérience leur a permis de construire. Plus que de la charge mentale ou de l'effort sollicité dans l'activité en tant que telle, la pénibilité cognitive résulte de l'effort stérile, celui qui ne débouche sur aucune valeur ajoutée pour l'opérateur. Une pénibilité du même type peut exister à l'échelle de la vie professionnelle. Elle découle du sentiment plus ou moins obscur que les efforts qui ont été consentis sur l'ensemble du parcours professionnel se soldent par un retour sur investissement modeste ou négatif en termes de développement personnel. Plutôt que de pénibilité, on devrait alors parler de préjudice cognitif. C'est le cas lorsque l'organisation ou le contenu du travail affectent durablement (et peut-être de façon irréversible) le fonctionnement cérébral et les aptitudes cognitives qu'ils sous-tendent, via des mécanismes que l'on commence à peine à entrevoir, pour certains. C'est le cas, aussi, lorsque l'organisation du travail empêche de réfléchir sur son activité, de faire le travail cognitif qui permet d'amener les savoirs accumulés à la conscience et d'en tirer les leçons, sur le plan professionnel mais aussi personnel.

  • 1

    Les aptitudes métacognitives désignent la capacité à surveiller, évaluer et réguler son propre fonctionnement cognitif. Chacun sait évaluer, avec plus ou moins de précision, ses propres capacités et ses propres limites, ainsi que les aptitudes des autres et ce qu'exigent réellement les tâches qu'on doit accomplir.

  • 2

    Par " expertise ", on entend, en psychologie cognitive, les effets du travail sur les compétences propres à la classe de situation où s'exerce l'activité professionnelle, c'est-à-dire la technique du métier, au sens étroit.

  • 3

    Travail organisé en équipes successives, qui se relaient jour et nuit aux mêmes postes.

En savoir plus
  • " Environnements capacitants, développement cognitif et possibilité de maintien dans l'emploi ", par Jean-Claude Marquié, Retraite et Société n° 59, août 2010.

  • " Age et travail : les conditions du développement durable des compétences ", par Jean-Claude Marquié et David Ansiau, in La précarité : une relation entre travail, organisation et santé, coord. par Gilbert de Terssac, Corinne Saint-Martin et Claire Thébault, Octarès, 2008.