Quand le travail pousse au dopage

par Isabelle Mahiou / avril 2017

Le développement de conduites addictives chez les salariés inquiète les entreprises. Mais leur réponse sécuritaire est inadaptée, affirment plusieurs chercheurs, auteurs d'un livre publié récemment où ils interrogent le lien entre ces addictions et le travail.

Alcool, drogues, médicaments psychotropes, tabac... Dans les entreprises, de plus en plus de directions comme de représentants du personnel investissent la question de la consommation de substances psychoactives (SPA). Avec, le plus souvent, une seule réponse : le dépistage des addictions, l'accompagnement des consommateurs, voire la menace de sanctions disciplinaires. "La prévention qui s'organise progressivement dans les entreprises et les administrations est basée sur l'idée maîtresse que l'usage d'alcool ou de drogues est un risque et qu'il s'agit donc de s'abstenir au travail", rappelle Gladys Lutz, ergonome et chercheuse, codirectrice du livre Se doper pour travailler (voir "A lire"). Un titre qui renvoie à une autre vision de la consommation de SPA par les salariés, où ces derniers s'aident de ces substances pour tenir, "faire le métier", coûte que coûte.

Un risque ou une ressource ?

En mettant ainsi l'accent sur le travail, les auteurs se situent à rebours d'une approche par le risque, largement associée aux accidents du travail. Autour de 20 % d'entre eux, dit-on, seraient liés à l'usage d'alcool ou de drogues. "Un chiffre qui n'est pas prouvé pour les drogues", pointe le sociologue Renaud Crespin, autre codirecteur de l'ouvrage. Le risque considéré est également juridique, l'employeur mais aussi les collègues pouvant voir leur responsabilité engagée. Il est enfin économique, à travers les coûts supposés pour l'entreprise : absentéisme, freins à la productivité, etc.

"C'est le travail qu'il faut soigner"
Anne Jakowleff psychologue du travail et intervenante à la consultation lyonnaise souffrance et travail-Réseau régional d'accueil et de prévention

"Les environnements où il y a beaucoup de pression sont évidemment propices aux conduites dopantes. Je pense à cette cadre de la finance, très compétente, mais qui n'arrivait plus à tenir le rythme. Dans son entreprise, prendre de la cocaïne pour tenir était devenu pratique courante. A plus de 50 ans, elle n'y avait jamais touché et se sentait obligée, là, de faire comme ses collègues, pour"y arriver"... Les usages ne sont pas toujours aussi généralisés. Mais ce n'est pas parce que monsieur Untel boit que c'est une problématique individuelle ; les collègues ont pu développer une autre stratégie, moins visible. Chacun bricole son mécanisme de défense avec ce qu'il peut. C'est le travail qu'il faut soigner. Il y a parfois peu de marges de manoeuvre, mais il existe toujours des leviers : les salariés, avec le médecin du travail, le CHSCT peuvent contribuer à des transformations collectives. Je me souviens d'une assistante RH qui, après l'accident d'un salarié lié à l'alcool, a initié une démarche de prévention avec des groupes de travail par services, pour mettre en évidence ce qui pouvait contribuer à l'usage d'alcool. Loin d'une information sur le risque, culpabilisante, favorisant la dissimulation des pratiques plutôt que leur traitement effectif."

Les politiques mises en oeuvre relèvent d'approches individualisantes, "qui ne questionnent pas la nature du travail - ses ressources et ses risques -, des usages et de leur éventuelle ambivalence", poursuit Gladys Lutz. La consommation de SPA traduirait donc des fragilités individuelles. Elle se situerait du côté de la déviance ou de la pathologie et appellerait une prévention privilégiant la correction des comportements et le soin.

"Un silence assourdissant sur l'usage professionnel des psychotropes"
Dominique Lhuilier psychologue du travail, professeure émérite au Conservatoire national des arts et métiers

"L'ouvrage Se doper pour travailler est issu d'une recherche dont le pari était de s'intéresser aux consommations de SPA [substances psychoactives] en milieu professionnel, en sortant de l'approche par l'addiction, d'où le terme de "dopage". Le projet s'attachait aux usages et à la façon dont les entreprises traitent la question. Nous avons rencontré des usagers de SPA, de métiers, catégories professionnelles et sexes différents, et trouvé, non sans difficulté - car le sujet reste tabou -, trois entreprises nous ouvrant leurs portes. Après trois ans de recherche, nous avons organisé un colloque, dont le livre réunit les contributions. Dès les années 1950, le rôle anxiolytique de l'alcool a été évoqué. Les usages ont changé du fait des transformations du travail. La France est le premier consommateur de médicaments psychotropes, mais il y a un silence assourdissant sur leur usage professionnel. Il faut actualiser la recherche sur les liens entre antidouleurs et troubles musculo-squelettiques, entre somnifères, anxiolytiques et burn-out. Mais il y a beaucoup de résistance à déplacer la question : du côté des entreprises, car cela les interpelle sur les conditions et l'organisation du travail, et de celui du monde de l'addictologie, très "médicocentré"."

Ces consommations ne sont pas nouvelles, mais individualisation et intensification du travail aidant, les produits et leurs usages ont évolué. "A la consommation collective d'alcool sur les lieux de travail au service de l'affirmation d'une identité professionnelle et sociale [...] s'ajoutent d'autres produits (comme le cannabis, la cocaïne, les médicaments psychotropes) et d'autres modes de consommation, plus individuels, juste avant ou juste après le travail", peut-on lire dans l'introduction du livre.

"Une stratégie de défense"
Fabien Brugière sociologue, chercheur associé au laboratoire Cresppa-GTM (CNRS, universités Paris 8 et Paris 10)

"J'ai mené une enquête par observation participante dans le cadre de ma thèse, en travaillant durant deux ans chez un sous-traitant de l'assistance aéroportuaire en piste : chargement, déchargement, aide au stationnement des avions... L'emploi y est subordonné à la délivrance d'un badge par la préfecture. Un contrôle positif au cannabis en cas d'accident entraîne sa perte - de même que la possession de cannabis en dehors. Mais, tout en affirmant qu'ils devraient arrêter, des salariés continuent à fumer régulièrement ou occasionnellement sur les lieux de travail, voire avant ou après. Peur du retard, de l'accident dans la conduite d'engin, troubles du sommeil du fait des horaires décalés, ennui... Leur consommation répond à une stratégie de défense. Elle facilite l'indifférence à la situation et le déni de la souffrance, tout en affirmant une prise de risque, de pouvoir, via la transgression de la loi et des règles. La tolérance relative des collègues et de la direction entretient la poursuite des pratiques, qui ne sont pas toujours cachées."

Invisible mais fréquent

A partir d'une enquête approfondie auprès d'entreprises et d'usagers, la recherche dont est issu l'ouvrage1 met en exergue l'ambivalence des recours aux SPA, qui constituent à la fois une source de danger et une ressource pour les salariés. "Dans l'industrie, on rencontre des ouvrières qui viennent travailler avec leur dose de médicaments pour la journée, des antalgiques très forts avec des dérivés morphiniques", indique Karyne Chabert-Devantay, médecin du travail et intervenante à la consultation souffrance et travail de Lyon.

"Des gens dans un état d'épuisement complet"
Michel Hautefeuille psychiatre addictologue au centre médical Marmottan, à Paris

"Il y a une dizaine d'années, j'ai commencé à voir arriver à la consultation de toxicomanie des patients atypiques : "Je ne suis pas toxicomane, mais pour travailler, j'utilise des produits dont je ne peux plus me passer. Est-ce que vous pouvez faire quelque chose ?" Des démarches solitaires, car ils ont honte. Des gens au pied du mur. Ce qui les décide ? Ils sont dans un état d'épuisement complet, se sont fait peur en associant des médicaments ou ont pété les plombs. Comme ce sous-directeur d'entreprise qui avait entièrement détruit son bureau. Dans un premier temps, ils ont consulté un généraliste pour un trouble, angoisse ou fatigue, et se sont vu prescrire un traitement. Mais pour un petit nombre, celui-ci s'avère inefficace. Ils tentent alors de conserver un fragile équilibre en le modifiant. Et cette automédication conduit au débordement. La prise en charge s'appuie sur une réflexion sur la place du travail et la notion de stress, sur ce sur quoi ils peuvent avoir la main. Après, aux patients d'oeuvrer à adapter leur travail aux exigences de leur santé. Il y a des choses négociables : aménagements horaires, charge de travail, télétravail..., où le médecin du travail a un rôle important à jouer."

Dans sa consultation de toxicomanie à l'hôpital Marmottan, à Paris, le psychiatre Michel Hautefeuille reçoit des patients qui s'inquiètent des troubles associés aux substances qu'ils utilisent pour faire face aux exigences de leur activité. Avant ce stade, il faut un long dérapage. Ce "dopage au quotidien" est donc, selon lui, "non problématique pour beaucoup, donc invisible, mais fréquent". D'autant qu'"il se démocratise : il n'est plus réservé aux cadres de la finance, de l'informatique ou des médias, mais touche aussi des enseignants ou des coursiers", précise-t-il.

Si elles facilitent le travail, les SPA aident également à récupérer. "Il n'y a pas de cloisonnement strict entre travail et hors-travail, estime Gladys Lutz. Les consommations privées, récréatives, comme fumer un joint ou boire un whisky le soir, sont aussi une aide à se remettre, à dormir, pour pouvoir retourner au travail le lendemain."

Ces conduites dopantes, ressources pour le salarié, remplissent quatre fonctions, identifiées par la chercheuse : s'anesthésier pour tenir, calmer la douleur, la peur, oublier, tromper l'ennui... ; se stimuler, pour garder le rythme, pour gagner en confiance, en performance ; récupérer, pour être opérationnel dans la durée, et en particulier pouvoir dormir ; s'intégrer, à travers des usages collectifs et des dynamiques cohésives de détente.

Tant que le job est fait...

En dépit de leurs effets sur la santé, ces usages aident à "faire malgré tout". Pour les chercheurs, ils visent "une transformation de soi, et celle-ci est d'autant plus recherchée que la transformation du travail [...] semble empêchée""Quand, faute de ressources collectives et organisationnelles, on n'a plus la main sur son travail, on prend sur soi, on se renforce ou on s'anesthésie, pour pouvoir préserver ce à quoi on tient dans le travail, se reconnaître dans ce qu'on fait", explique Dominique Lhuilier, psychologue du travail et professeure émérite au Conservatoire national des arts et métiers, également codirectrice de l'ouvrage.

Ainsi, avant d'être éventuellement cause d'absentéisme, l'usage de SPA permet d'être présent. Tant que le salarié fait le job, et que les moyens qu'il mobilise ne portent pas atteinte à l'image de son entreprise, les directions ont tendance à fermer les yeux. "Certaines commencent à comprendre que cet avantage à court terme finit par coûter cher quand des salariés bien formés explosent en vol, note néanmoins Michel Hautefeuille. Mais elles ne peuvent pas reconnaître qu'elles sont elles-mêmes vecteurs de pathologies." Au contraire, leur ignorance de la réalité, la mise en responsabilité du salarié et l'adoption de mesures de prévention tendent à les exonérer de toute implication.

"Le dépistage renvoie la faute sur le seul individu"
Renaud Crespin sociologue, chargé de recherche au Centre de sociologie des organisations (CNRS)

"Comme aux Etats-Unis auparavant, les tests de dépistage des drogues risquent de se diffuser largement en France, notamment sous leur forme salivaire. Avec un objectif affiché : la réduction du risque. Mais, pas plus qu'aux Etats-Unis, il n'y a en France d'études prouvant un lien direct entre accidents du travail ou autres atteintes pour l'entreprise et usage de drogues. On est en présence d'affirmations insuffisamment démontrées. En revanche, l'étude scientifique SAM [Stupéfiants et accidents mortels de la circulation routière], réalisée en 2005, montre que le surrisque d'accident de la route après usage de cannabis, drogue illicite la plus répandue en France, est inférieur à celui lié à la consommation licite d'alcool, soit 0,5 gramme par litre de sang ! En outre, si les tests salivaires détectent des traces de produits quelques heures après une consommation, ils ne donnent qu'une indication d'usage et ne mesurent pas un niveau d'altération des facultés d'un salarié. On veut prévenir des effets qui ont souvent déjà eu lieu ! Le dépistage renvoie la faute uniquement sur l'individu, tout en faisant croire qu'il y a une solution simple au problème complexe des usages de substances dans le monde professionnel."

Et ce ne sont pas les politiques publiques "guidées par des principes sécuritaires et sanitaires", prévient Gladys Lutz, qui peuvent favoriser une approche des usages en lien avec le travail. Ainsi, si le plan santé au travail 2016-2020 réserve une place à la formation à "l'analyse des situations de travail susceptibles de favoriser des pratiques", il aborde la question en termes de conduites addictives et dans une optique de réduction des consommations et d'accompagnement des personnes. Quant à l'expérimentation menée sur le sujet par l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail, selon Olivier Liaroutzos, chargé du dossier, "elle s'inscrit dans une perspective de sensibilisation aux risques des usagesL'accent sera mis sur les incidences des addictions sur le travail : production, performance, assiduité... Et sur les ressources de l'entreprise, tels des aménagements horaires, pour prendre en charge les salariés concernés". Enfin, la dernière réforme de la médecine du travail, qui donne aux employeurs la possibilité de définir des postes à risque, et un récent arrêt du Conseil d'Etat leur permettant de pratiquer des tests salivaires semblent conduire vers un renforcement de la logique de dépistage.

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    Projet PrevDrog-Pro, commandé par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, rapport final, septembre 2014.

En savoir plus
  • Se doper pour travailler, Renaud Crespin, Dominique Lhuilier et Gladys Lutz (dir.), Erès, 2017.