© Cordélia Savard

Le retour en force des accidents du travail

par Stéphane Vincent, rédacteur en chef adjoint / octobre 2022

« Accident du travail : silence, des ouvriers meurent. » C’est sous ce titre que Matthieu Lépine, professeur d’histoire, recense sur Twitter et Facebook les accidents du travail mortels évoqués dans les médias. Un rappel du bilan toujours préoccupant en la matière. En 2019, au moins 733 salariés sont décédés en France des suites d’un accident du travail. Et 656 000 autres en ont été victimes, certains avec des séquelles qui compromettent leur devenir professionnel. En tête du classement pour le taux de fréquence des accidents mortels et non mortels – toujours en 2019 –, l’Hexagone fait d’ailleurs figure de mauvais élève en Europe, selon les statistiques publiées début 2022 par Eurostat. D’autres chiffres montrent que les accidents progressent par ailleurs dans des secteurs d’activité très féminisés. Si leur baisse globale depuis le début des années 2000 se vérifie toujours, le niveau auquel ils se situent encore aujourd’hui constitue donc un enjeu majeur pour la santé au travail. Ce que le gouvernement a implicitement admis, en lançant en mars dernier un plan de prévention des accidents graves et mortels, dans le cadre du quatrième plan santé-travail. Encore faut-il que les axes privilégiés par ce dernier répondent aux véritables causes structurelles des accidents : intensification du travail, précarité de l’emploi… Il était donc urgent de redonner des pistes et des perspectives pour la prévention, afin d’éviter que d’autres vies ne soient amputées à l‘avenir.

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Quel rôle pour le CSE ?

par Catherine Jordery-Allemand, experte CSE. / octobre 2022

Les représentants du personnel au CSE disposent de plusieurs outils réglementaires pour intervenir sur la prévention des accidents du travail, en amont ou en aval de leur survenue. Un cadre légal plus ou moins étoffé selon la taille de l’entreprise.

La question des accidents du travail (AT) ne s’impose bien souvent à la table du dialogue social en entreprise qu’à l’occasion d’un accident grave, voire mortel. Pourtant, les représentants du personnel au CSE doivent pouvoir s’emparer du sujet, sans attendre la survenue d’un drame. Le Code du travail donne un premier cadre sur leurs prérogatives en la matière.
Le CSE doit ainsi être informé de la survenue d’AT. Cette information se fait suivant des modalités variables, notamment selon que l’entreprise compte plus ou moins de 50 salariés. Dans les plus grandes, le CSE doit être réuni à la suite de tout accident ayant entraîné ou pouvant entraîner des conséquences graves (art. L. 2315-27 du Code du travail). Dans les plus petites, la loi ne dit rien et c’est regrettable, mais le CSE est en droit de demander une réunion en urgence. Par ailleurs, une réunion doit être tenue en présence de l’inspecteur du travail si l’accident a entraîné un arrêt d’au moins huit jours (art. L. 2314-3). Pour tous les accidents, y compris les moins graves, les élus du CSE ont la possibilité de mener une enquête (art. L. 2312- 5). Dans une perspective de prévention, les incidents et presque accidents devraient d’ailleurs être traités comme des accidents.

Être informés en temps et en heure

Logiquement, pour mener à bien leur mission, les élus du personnel doivent donc être informés de tous les AT, pas seulement des plus graves. Ils peuvent l’être par les salariés eux-mêmes. D’où l’intérêt de mettre en place des représentants de proximité, en prise avec le terrain et avec des moyens. Sinon, l’employeur doit leur fournir l’information. Cela n’est malheureusement pas toujours fait dans des délais permettant un travail d’enquête. Ce délai de transmission de l’information mérite donc d’être défini, le cas échéant, dans le règlement intérieur de l’instance, ou lors de l’information-consultation sur la politique sociale.
Quel que soit le véhicule emprunté pour informer le CSE, l’employeur doit faire une déclaration d’AT, dès le signalement par le salarié ou par un témoin. Cela ne va pas toujours de soi. Certaines entreprises encouragent directement ou indirectement la non-déclaration, par exemple en contrepartie d’un changement de poste temporaire permettant une activité compatible avec l’état de santé du salarié.
Les résultats d’investigations sur les causes des AT devraient également servir à compléter le document unique d’évaluation des risques (DUER). Et se traduire par des mesures spécifiques, que ce soit dans le DUER ou dans le programme annuel de prévention des risques professionnels et d’amélioration des conditions de travail, obligatoire dans les entreprises de plus de 50 salariés. Pour faciliter le suivi de la mise en œuvre des mesures de prévention, les conditions de leur exécution doivent, depuis la loi sur la santé au travail du 2 août 2021, être précisées (qui fait quoi, calendrier…). Ceci étant complété par des indicateurs de résultats et une estimation de leur coût (art. L. 4121-3-1). La non-mise en œuvre d’une action de prévention doit être justifiée par l’employeur.

Du physique au psychologique, et vice-versa
Isabelle Jay, ergonome

Longtemps, les accidents du travail ont surtout éclairé la dimension physique des risques professionnels et de leur prévention, du fait des circonstances de leur survenue et des dommages subis (chutes, chocs, brûlures…). Plus récemment, des traumatismes psychologiques (en lien avec une altercation, des menaces…) ont aussi fait l’objet de déclarations en accident du travail, permettant d’aborder le champ de la santé mentale. Pour autant, rompre le clivage entre le « physique » et le « psychologique » présente un intérêt : les circonstances entourant la déclaration d’accidents du travail physiques peuvent en effet apporter des éléments de compréhension pour la prévention des risques psychosociaux (RPS).
Dans une usine de production, lors d’une intervention menée au départ sur les RPS, une analyse des accidents a ainsi révélé une surreprésentation des femmes enceintes concernant les arrêts de travail et la présence d’un risque chimique. Une analyse clinique du travail a mis en lumière la peur ressentie par les ouvrières et les chefs d’équipe. Une peur liée à l’usage de produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques manipulés sans protection collective et individuelle suffisante, la situation des femmes enceintes étant particulièrement préoccupante. La prise en compte des accidents du travail a ainsi permis de faire émerger le risque toxique, occulté jusque-là et à l’origine de RPS, pour ensuite construire un programme d’actions portant sur sa prévention.

Des données à détailler

Enfin, à titre rétrospectif, certains documents fournis ou renseignés par l’employeur doivent comporter des informations sur les accidents du travail. C’est le cas du rapport annuel sur la santé, la sécurité et les conditions de travail, présenté pour avis au CSE dans les entreprises de plus de 50 salariés (art. L. 2312-27), mais aussi de la base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE), dans les entreprises de plus de 300 salariés (art. R. 2312-9). Ces supports doivent indiquer le nombre d’AT survenus dans l’année écoulée, et lors des deux précédentes pour la BDESE, les taux de fréquence et de gravité, ainsi que le taux et le montant de la cotisation payée par l’entreprise au titre des risques professionnels.
Avec ces données, les élus du personnel peuvent étudier l’évolution des AT et faire des comparaisons avec des entreprises du même secteur. Ces indicateurs peuvent aussi permettre à des élus qui ont un large périmètre d’avoir des informations sur un site ou un service qu’ils ne connaissent pas. Bien entendu, plus ces données sont précises et détaillées (par service, par durée d’arrêt, par nombre d’arrêts par salarié…), plus il sera facile de produire des analyses et d’identifier les priorités en matière de prévention. Il faut cependant rester prudent avec les indicateurs. Ceux affichés à l’entrée de certaines entreprises, concernant le nombre de jours sans AT, peuvent s’avérer moins vertueux qu’il n’y paraît, en freinant les déclarations.  

Les deux faces d’une prévention efficace
Bernard Dugué, enseignant-chercheur en ergonomie.

La prévention des risques d’accidents, notamment industriels, fait souvent appel aux notions de « sécurité réglée » et de « sécurité gérée ». Derrière cette distinction, il y a l’idée essentielle que les règles ne peuvent jamais suffire – à elles seules – à assurer la sécurité. Elles sont bien sûr indispensables, afin de mettre en place des « barrières » individuelles et collectives, techniques ou organisationnelles, dans le but d’éviter des événements non souhaitables ou d’en limiter les conséquences. C’est ce que l’on nomme la « sécurité réglée ». Cependant, si les règles permettent d’anticiper un certain nombre de situations prévisibles, elles ne couvrent pas toutes les situations possibles.

Faire face aux aléas

La variabilité des environnements de travail, le caractère imprévisible de certains évènements, les contextes parfois inédits dans lesquels ils vont survenir, l’état du collectif de travail à un instant donné, rendent toute prescription incomplète voire inadaptée dans certaines circonstances. Ces aléas sont cependant généralement maîtrisés grâce à trois types de ressources, complémentaires aux règles : les compétences des salariés, l’entraide entre collègues et le soutien de la hiérarchie.
La capacité des travailleurs à faire face aux situations à risque, à prendre des initiatives, à puiser dans leurs savoir-faire et dans leur expérience individuelle ou collective, à adapter leur mode opératoire ou à solliciter des collègues, sont autant d’atouts pour gérer efficacement les dangers.
Cette « sécurité gérée » permet de faire face en temps réel, aux situations que les règles n’ont pas pu anticiper. L’instauration d’une culture de sécurité efficiente passe par la rencontre et un dialogue entre ces deux sécurités, « réglée » et « gérée ».
Cela entraîne une meilleure connaissance des situations de travail à risque, une adaptation permanente des règles et un développement des compétences des salariés. Des conditions nécessaires à une meilleure prévention des accidents du travail.