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Quelques mots sur l’excès de travail à la Belle Epoque

par Nicolas Hatzfeld, professeur d’histoire contemporaine, université d’Evry Paris-Saclay / janvier 2021

Fatigue, surmenage et usure : c’est à travers ces trois termes que les effets du travail sur la santé ont été mis en débat au tournant du XXe siècle. Des mots qui décrivent différentes facettes du sort réservé aux travailleurs à cette époque.

La période allant des années 1880 à la Première Guerre mondiale, qu’on appellera plus tard la Belle Epoque, voit s’imposer avec force la question sociale. Les travailleurs aspirent à voir changer leur condition, et certains d’entre eux entreprennent d’y œuvrer directement, à travers des luttes, des organisations et des expériences. Ces mouvements suscitent des débats, des recherches ou des propositions de réforme, visant à « régler les conditions du travail », selon l’appel du député Albert de Mun. Après les révoltes ouvrières des années 1830, des enquêtes avaient mis en lumière la misère, l’extension infinie du temps de travail et l’insalubrité des cadres de vie. Le regain d’attention pour la question ouvrière au tournant du siècle renvoie à plusieurs éléments nouveaux : le développement de la production industrielle et agricole, l’implication de l’Etat dans la régulation du travail, l’essor des luttes sociales et des organisations de travailleurs et enfin le développement de connaissances scientifiques appliquées au travail et à la santé. Il s’articule notamment autour de trois sujets : la fatigue, le surmenage et l’usure.
La fatigue est abondamment mentionnée par des journalistes enquêtant sur la situation de métallurgistes, de verriers travaillant de nuit, de brodeuses en chambre, d’ouvrières de filature, d’apprentis des métiers de bouche occupés à livrer à travers les étages et de bien d’autres cas rencontrés au fil de leurs reportages. Elle fait aussi l’objet de controverses dans les congrès d’organisation du travail qu’affectionnent ingénieurs et patrons, notamment lorsque des médecins hygiénistes viennent bousculer leurs convictions. Ainsi, à un patron qui considère la fatigue comme une question individuelle et affirme qu’un ouvrier bien portant et vivant sagement peut assurer sans fatigue une journée de douze ou quatorze heures, le physiologiste Alexandre Layet apporte quelques éléments contraires issus de la nouvelle science du travail que s’emploient à développer des physiologistes, chimistes, physiciens et économistes.

Une nouvelle approche des contraintes

A côté de l’étude des nocivités provoquées par les poussières, vapeurs et manipulations toxiques, l’activité elle-même est observée avec une attention nouvelle. En Belgique, l’industriel philanthrope Ernest Solvay fonde l’Institut de sciences sociales, orienté notamment vers l’étude du travail en vue d’améliorer le rendement maximum de l’énergie humaine. En France, des revues de médecine et d’hygiène publique soulignent les effets néfastes des contraintes imposées aux corps dans maintes activités, par les postures ou les gestes répétés. Des articles distinguent les réactions à ces contraintes chez les jeunes travailleurs, affectés par des signes de fatigue, et chez les travailleurs âgés, dont l’accoutumance durable se traduit par des déformations du corps.
En Italie, le chercheur Angelo Mosso bouscule les connaissances sur le sujet. Jusque-là en effet, les savants raisonnaient sur l’effort et la fatigue en termes d’échanges d’énergie, comme une traduction proportionnée de la consommation par l’activité musculaire de l’énergie absorbée (oxygène et aliments notamment). Mosso souligne le rôle joué par la dimension psychique dans la survenue de la fatigue. A partir d’un certain seuil d’effort, celle-ci augmente en effet plus vite que la consommation d’énergie. Elle limite ainsi les risques d’excès d’effort que pourraient entraîner la répétition et l’accoutumance : « Ce qui à première vue peut paraître une imperfection de notre corps, écrit Mosso, est au contraire l’une de ses perfections les plus merveilleuses. La fatigue, en grandissant plus rapidement que le travail accompli, nous sauve du dommage que produirait à l’organisme une moindre sensibilité. » Le rôle protecteur de la fatigue permet aussi de comprendre l’apport de celle-ci dans l’apprentissage d’une activité, par l’incitation à trouver des voies économes dans l’accomplissement d’une tâche.
Surtout, cette compréhension contribue à disqualifier la longueur des journées de travail. La fatigue n’émousse pas seulement les forces, mais aussi la vigilance, ce qui se répercute sur la qualité du travail et les risques d’accident.

Rendre compte de l’épuisement au travail

Tandis que le terme de fatigue passe progressivement du langage commun vers le débat savant, le mot de surmenage suit une trajectoire inverse. Issu du jargon biologique ou psychologique, il est de plus en plus employé – parfois plus que le mot de fatigue – par les syndicalistes et les journalistes pour qualifier les conséquences d’un excès d’activité. Tout d’abord, il sert à dénoncer l’épuisement résultant de la longueur illimitée du temps de travail pour de nombreuses professions – lavandières, transporteurs des halles, commis de cuisine et autres métiers qui ne finissent leur journée que lorsque l’ouvrage du jour a été épuisé – ainsi que les effets de la sous-traitance en cascade, dans le cadre du sweating system ou du tâcheronnat, où le travail à domicile n’en finit jamais, occupant parfois jusqu’à dix-huit heures quotidiennes. Le surmenage désigne aussi les conséquences de formes d’intensification du travail, découlant aussi bien de la rémunération à la tâche, qui incite à travailler toujours plus vite, que de la cadence imposée par les machines aux ouvrières et ouvriers. Au demeurant, les deux aspects du surmenage, durée interminable et rythme sous pression, ne sont pas incompatibles. La notion contribue à installer le problème dans l’espace public. Au-delà du mouvement syndical, des courants réformateurs parlent de niveau minimum de rémunération, et plus encore d’encadrement des temps de travail.
Des syndicalistes redoutent de voir intervenir une réforme de dupes, concentrant les mêmes charges de travail dans des durées réduites. C’est pourtant dans ce sens que vont les lois restreignant le travail des femmes et des enfants ou imposant un repos hebdomadaire, en laissant la voie libre pour des modalités d’intensification et de rationalisation du travail.

Des effets irréparables sur les corps

Un troisième terme accompagne souvent les réflexions sur la condition ouvrière, celui d’usure. Présent dès les enquêtes des années 1830-1840, il désigne la détérioration des ressources personnelles des travailleurs, les marques laissées dans les corps par les travaux effectués et les conditions de vie subies, sous la forme de blessures, de déformations ou d’affaiblissements. Par son caractère définitif, il nourrit la grande crainte de la précarité qui pèse sur le monde du travail. Comme la fatigue, l’usure est un mot très répandu au tournant du siècle. Elle s’en distingue en soulignant la nature irréparable des effets du travail et l’inanité des discours qui, depuis un demi-siècle, invoquent le progrès technique à venir comme solution aux dégâts du présent.
En effet, hormis une tendance à une légère augmentation des salaires, la deuxième période d’industrialisation n’apporte guère d’allègement sensible à la condition ouvrière, mais plutôt une recomposition des contraintes et des risques. La mécanisation des ateliers s’accompagne de nouveaux dangers, favorisés par l’entassement des machines et des courroies d’entraînement. Il faut ajouter l’érosion progressive des ressources physiques et mentales, la précocité et la rudesse de la mise au travail des enfants de 12 ans, voire moins par dérogation dans des branches où la rémunération d’adultes serait trop coûteuse.
En résumé, la notion d’usure renferme une critique plus large de la condition ouvrière, portant sur la dégradation irrémédiable des ressources et la précarité des situations, largement partagées dans le monde du travail. Elle rencontre un écho dans les lois qui s’attachent à la prévention, aux accidents du travail et aux maladies professionnelles, ainsi qu’à des modalités de prise en charge de la vieillesse.