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La réforme impossible des barèmes d’indemnisation

par Eliane Patriarca / avril 2022

Lancée il y a six ans, la réforme des barèmes d’invalidité pour les accidents du travail et maladies professionnelles est en panne. Elle soulève des questions de fond relatives à l’iniquité d’un système toujours dénoncé mais jamais refondé.

Obsolète, complexe, discriminatoire, inéquitable. » Déjà en 2001, la Cour des comptes étrillait le système de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles (AT-MP). Vingt ans plus tard, celui-ci n’a pas évolué et les sages de la rue Cambon pointent encore une « gestion marquée par un certain conservatisme qui entretient une grande complexité ».
Faute d’accord entre l’Etat et les partenaires sociaux, les différentes tentatives de modification du dispositif ont échoué. Dernière illustration en date : six ans après son lancement, la réforme des barèmes indicatifs d’invalidité, outils de calcul pour l’indemnisation des AT-MP, est au point mort.
En 2016, la direction de la Sécurité sociale (DSS), au ministère de la Santé, a chargé Paul Frimat, professeur de médecine du travail, de piloter le comité d’actualisation des barèmes des AT-MP. « L’objectif est d’actualiser le principe même des barèmes, explique le Pr Frimat, d’harmoniser l’évaluation médicale du déficit fonctionnel. » Ces barèmes indicatifs aident le médecin-conseil de la Caisse d’assurance retraite et de santé au travail (Carsat) à déterminer le taux d’incapacité permanente partielle (IPP) d’une victime, et son niveau d’indemnisation. Ce taux doit tenir compte de la diminution physique ou mentale de la victime, de son état de santé général, de son âge, de ses aptitudes physiques et mentales et de ses qualifications professionnelles.

Une hétérogénéité synonyme d’inégalités

La dernière modification du barème pour les AT date de 1993, et de 1999 pour celui des MP. « Depuis, les connaissances médicales sur les pathologies, tout comme les méthodes de rééducation ou les prothèses, ont beaucoup évolué », souligne le Pr Frimat. En outre, « les fourchettes extrêmement larges des barèmes génèrent une grande variabilité du taux de déficit fonctionnel attribué pour une même pathologie, et donc de nombreux contentieux. A titre d’exemple, pour une affection respiratoire chronique ou un cancer, le taux d’incapacité varie de 10 à 100 % ! » Une hétérogénéité synonyme d’inégalité de traitement entre assurés.
Le comité d’actualisation a aussi pour mission d’« harmoniser la prise en compte du retentissement professionnel ». Les caisses de Sécurité sociale ont la possibilité de majorer le taux d’IPP avec un coefficient professionnel, censé compenser l’impact de l’accident ou de la maladie sur l’employabilité et les revenus : licenciement, déclassement, baisse de rémunération, retard de promotion, etc. Mais il y a une grande disparité dans l’attribution de ce coefficient. Les caisses disposent de règles internes, non négociées par les partenaires sociaux : certaines n’en attribuent quasiment jamais ou dans une fourchette très basse, d’autres plus largement.
« Le comité d’actualisation a créé un groupe de travail par organe ou appareil physique, explique Paul Frimat. Chaque groupe de travail, composé de cinq à six experts médicaux, a élaboré, sur la base d’une approche scientifique, une méthode d’évaluation précise des conséquences fonctionnelles de telle lésion ou pathologie. » Mais les propositions sur le « poumon » et le « membre supérieur », premières présentées à la Commission des accidents du travail et des maladies professionnelles (CAT-MP), instance de gouvernance de l’Assurance maladie-Risques professionnels, ont consterné les organisations syndicales et patronales. « On abandonne le système de fourchettes pour une équation quasi mathématique et un pourcentage final. L’évaluation devient rigide, le degré d’appréciation du médecin-conseil est rétréci, le barème normatif et non plus indicatif. Or, chaque cas est particulier : pour une pathologie de l’épaule par exemple, le préjudice varie si l’on est maçon ou cadre bancaire ! », estime Viviane Uguen, représentante CFDT à la CAT-MP. Même analyse défavorable de Serge Journoud, représentant de la CGT.
Quant à la proposition du comité de suspendre l’application du coefficient professionnel à la retraite, c’est « une ligne rouge » pour les syndicats. « Inacceptable, prévient Edwina Lamoureux, secrétaire confédérale CFDT. Bien sûr, la victime une fois à la retraite n’est plus lésée, mais elle l’a été durant toutes les années qui ont suivi l’accident du travail, en perdant des primes, ou une partie de son salaire, ou encore des possibilités de promotion ! Le montant même de sa retraite est amputé si elle a subi une perte de salaire. » « Même les organisations patronales étaient mal à l’aise quand cette réforme du coefficient professionnel a été présentée ! », renchérit Serge Journoud.

« Déshabiller Pierre pour habiller Paul »

Aux yeux des syndicats, cette proposition ne sert qu’à satisfaire l’injonction du gouvernement, inscrite dans la convention d’objectifs et de gestion 2018-2022 de l’Assurance maladie-Risques professionnels : effectuer la réforme des barèmes « à coûts constants ». Médecin et président de l’association Ramazzini, qui assiste les victimes d’atteintes professionnelles, Lucien Privet dénonce ce diktat : « Avec cette actualisation des barèmes, on déshabille Pierre pour habiller Paul. On rabote les taux pour les atteintes les plus fréquentes et qui coûtent donc cher, comme les pathologies de l’épaule, et on se montre généreux pour les autres, comme les atteintes du coude. » Pour lui, « la priorité est de remédier à l’iniquité du système actuel, de réparer les dommages en proportion des préjudices subis ». Et de plaider pour l’instauration d’une réparation intégrale de tous les préjudices, soit une refonte totale du système et non une simple actualisation.
Le système actuel n’offre en effet qu’une réparation forfaitaire, et donc partielle, des dommages subis, qui s’avère très inférieure à ce que propose le droit commun à une victime d’un accident de la route, par exemple. Car la loi de 1898 relative à la réparation des accidents du travail est fondée sur un deal bancal : elle garantit au salarié la « présomption d’imputabilité » de son atteinte, grâce à laquelle il n’a plus à démontrer en justice la responsabilité de l’employeur, en contrepartie d’une réparation forfaitaire loin de réparer l’ensemble des préjudices.

Changer de philosophie

Ce dispositif, injuste par essence, qui fait des victimes du travail les parents pauvres de l’indemnisation, est devenu inadapté au fil des ans et illisible à force de complexité. Un seul exemple suffit à souligner son artificialité et son absurdité : lorsque le taux d’IPP déterminé par le médecin- conseil est inférieur à 50 %, la caisse de Sécurité sociale divise encore ce taux par deux pour obtenir le taux « utile » qui sera utilisé pour calculer la rente !
Mais personne aujourd’hui ne semble vouloir s’attaquer aux racines du problème, pour des raisons opposées. « Tant que les partenaires sociaux et l’administration n’auront pas redéfini le cercle concentrique d’acceptabilité commune, on n’avancera pas », déplore le Pr Frimat. Lui plaide pour un changement de philosophie : « La réparation AT-MP est un système assurantiel, avec des rentes garanties “à vie”. Je préférerais un système favorisant la prévention primaire, comme en Allemagne, où l’objectif premier est le maintien de l’employabilité du salarié, par la réhabilitation, la formation, la reconversion, l’indemnisation arrivant en dernier recours. »
Une telle évolution supposerait un débat de fond qui n’a jamais eu lieu, entre les partenaires sociaux, au niveau politique ou au Parlement. Faute de cette réflexion préalable, chacun campe sur ses positions. Les organisations syndicales, qui redoutent une régression des droits des victimes, se cramponnent à la présomption d’imputabilité et rejettent toute évolution. Au sein de la CAT-MP, elles ont formé leur propre groupe de travail afin d’élaborer des propositions alternatives de changement, qu’elles n’ont pas encore présentées. Quant aux organisations patronales, « plus la réforme traîne, moins le système change, mieux c’est pour elles, persifle Paul Frimat. Les entreprises ne veulent pas payer plus ! » Ni le Medef, ni la DSS n’ont souhaité répondre à nos questions.