Réforme des retraites : peut-on bien vieillir au travail ?

par Joëlle Maraschin / juillet 2010

Alors qu'on s'apprête à reculer l'âge légal de départ en retraite, la question de la santé des salariés vieillissants est passée sous silence. Pourtant, seule une amélioration des conditions de travail leur permettra de travailler plus longtemps.

Le débat sur le financement des retraites semble avoir remisé dans l'ombre une question pourtant essentielle, celle de la santé des salariés vieillissants. En d'autres termes : est-il possible de travailler plus longtemps ? Et si oui, peut-on le faire sans nuire à sa santé ? En matière d'emploi des seniors, la France fait partie des pays classés en bas de l'échelle, tout juste devant la Hongrie, la Pologne ou l'Italie. En 2009, le taux d'emploi des 55-64 ans, c'est-à-dire le nombre de personnes en activité professionnelle rapporté au nombre de personnes dans cette classe d'âge, était de 38,9 %, selon les dernières données de la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail. Pour tenter d'expliquer cette particularité française, certains experts en économie, dont les discours ont été relayés par le gouvernement dans le cadre des Mercredis des retraites (voir " Sur le Net "), ne manquent pas d'invoquer " l'effet d'horizon ". Schématiquement, plus un salarié se rapprocherait de l'âge de la retraite, moins il serait motivé pour continuer à travailler. Mais cette analyse, partagée par le Medef, fait l'impasse sur les résultats des recherches scientifiques réalisées depuis vingt ans sur le vieillissement au travail.

Douleurs et troubles

Ainsi, l'enquête " Santé, travail et vieillissement " (Estev), initiée en 1990 par des médecins du travail auprès d'un échantillon de 21 000 hommes et femmes, a montré que les problèmes de santé - notamment des douleurs ostéoarticulaires, des troubles du sommeil, une hypertension artérielle et un déficit auditif - sont plus fréquents avec l'avancée en âge. Surtout, cette enquête a mis en évidence que la fréquence de ces symptômes dépend des conditions de travail passées et/ou présentes. Les résultats de l'enquête " Santé et vie professionnelle après 50 ans " (SVP50), menée en 2003 par des médecins du travail et des chercheurs du Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations au travail (Créapt), signalent quant à eux l'importance des troubles de santé chez les salariés vieillissants. Près des deux tiers des femmes et 57 % des hommes travaillent en ressentant des douleurs, 69 % des femmes et 48 % des hommes ont la sensation de se fatiguer vite, 54 % des femmes et 37 % des hommes pâtissent de troubles du sommeil. Deux types de pathologies, rhumatologiques et cardiovasculaires, sont particulièrement fréquents. Les atteintes rhumatologiques touchent près du quart des salariés. Les pathologies cardiovasculaires concernent 17 % des hommes et 12 % des femmes. Un quart des hommes d'au moins 60 ans encore en activité présentent une maladie cardiovasculaire.

Sur le Net

Les Mercredis des retraites ont été organisés dès la fin du mois d'avril, dans le cadre de la réforme des retraites, par Eric Woerth, ministre du Travail, de la Solidarité et de la Fonction publique. Il s'agit de rencontres filmées visant à débattre des différents enjeux de la réforme avec des experts. Elles peuvent être visionnées sur le site www.retraites2010.fr/les-mercredis-des-retraites. A voir notamment : la rencontre du 5 mai, portant sur le thème " retraite et travail ".

Au regard de l'état de santé des 11 200 quinquagénaires inclus dans SVP50, les médecins du travail qui ont participé à l'enquête ont estimé que 11 % d'entre eux devraient cesser leur activité professionnelle, compte tenu des conditions de travail qu'ils doivent supporter. " Les médecins du travail disent avoir de plus en plus de mal à trouver des solutions pour permettre à des salariés âgés de rester en emploi quand ils souffrent de problèmes de santé, et les possibilités de sortir prématurément de l'activité dans des conditions financièrement acceptables se restreignent fortement avec la limitation des préretraites, des conditions plus restrictives d'indemnisation du chômage ou encore la pression sur les durées des arrêts maladie ", s'émeut Anne-Françoise Molinié, une chercheuse du Créapt qui a participé à l'enquête SVP50. Le rapport de 2007 sur l'inaptitude, signé du conseiller à la Cour de cassation Hervé Gosselin, rappelle que " la situation des salariés de plus de 50 ans est particulièrement critique ". " Tous les travaux mettent en évidence une surreprésentation des seniors parmi les populations de salariés déclarés inaptes ", souligne-t-il. Ainsi, les plus de 50 ans constituaient en 2004 environ la moitié d'entre eux.

Exclus pour raisons de santé

Annie Jolivet, économiste et chercheuse à l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires), pointe de son côté la raréfaction des possibilités de " mise à l'abri " pour les salariés : externalisation de certaines tâches supprimant les possibilités de reclassement, durcissement des postes dits " doux ", avec une charge allégée... " Et entre le revenu de solidarité active (RSA), l'allocation spéciale de solidarité pour les chômeurs de longue durée, l'invalidité ou les congés pour longue maladie, personne ne sait véritablement chiffrer le nombre de salariés vieillissants qui sortent du circuit ", ajoute-t-elle. Certes partiels, certains résultats indiquent que l'exclusion du monde du travail de salariés vieillissants jugés moins performants est néanmoins bien réelle. Une étude de la Dares de 2005 estime que l'emploi des seniors est souvent fragilisé par leur état de santé. Ainsi, plus du quart des personnes de 50 à 59 ans étaient sorties prématurément de l'emploi en mars 2002. Plus de 40 % des seniors sans emploi déclarent souffrir d'une affection qui limite leur capacité de travail. Parmi eux, un sur cinq attribue la dégradation de son état de santé à un accident ou une maladie en lien avec son activité professionnelle passée. Plus d'un ouvrier sur trois de cette tranche d'âge est sans emploi.

Indépendamment du vieillissement naturel ou biologique des salariés, les recherches ont aussi mis en évidence plusieurs facteurs d'usure prématurée des salariés : travail de nuit, horaires décalés ou alternants, port de charges lourdes, postures pénibles comme le travail les bras en l'air, contraintes de rythme et de cadence, polyvalence imposée... " Le problème est que les conditions de travail sont de plus en plus astreignantes, elles usent prématurément un certain nombre de salariés ", analyse Valérie Pueyo-Venezia, enseignante-chercheuse en ergonomie à l'Institut d'études du travail de l'université Lyon 2. " Les exigences physiques du travail multiplient par plus de cinq la probabilité d'avoir des difficultés gestuelles ou des douleurs qui gênent dans le travail lorsque l'exposition dure depuis plus de vingt ans ", précise Anne-Françoise Molinié. La spécialiste insiste toutefois sur un autre volet souvent oublié de la pénibilité, à savoir la pénibilité " vécue " par les salariés, c'est-à-dire les appréciations que les salariés portent sur leur travail, son sens.

Comment tenir ?

Pour les chercheurs, ce sont des dimensions essentielles pour se sentir " capable de tenir " jusqu'à la retraite. A titre d'exemple, l'enquête SVP50 montre des différences importantes dans deux secteurs caractéristiques, le bâtiment et les activités financières. Le secteur du bâtiment concentre de nombreux facteurs d'usure physique et d'exposition aux risques ainsi que les traces de ces expositions (douleurs dans le travail, vieillissement précoce). Pour autant, les salariés de ce secteur ont très majoritairement l'impression de faire un travail utile et d'avoir encore des occasions d'apprendre. La situation est pratiquement inverse pour ceux des activités financières, certes à l'abri des astreintes physiques en comparaison du bâtiment, mais fortement en butte au travail sous pression, aux changements imposés et mal vécus. Ce secteur apparaît dans l'enquête SVP50 en tête de tous les secteurs pour les intentions de quitter le travail avant l'âge " de pleins droits ". Ainsi, près d'un tiers des salariés du secteur financier pensent arrêter leur activité professionnelle avant l'âge de la retraite. " Ces éléments suffisent à indiquer que, selon l'angle d'attaque adopté pour évaluer la santé au travail des quinquagénaires, les positions relatives des différents secteurs, l'ampleur des difficultés à prévoir pour chacun d'eux, et par conséquent les voies d'action à envisager, ne seront pas les mêmes ", prévient Anne-Françoise Molinié dans un rapport de recherche remis au Conseil d'orientation des retraites.

Au regard de l'ensemble de ces constats, on pourrait donc penser que le maintien dans l'emploi des seniors va à l'encontre de la préservation de leur santé. " Mais le travail peut aussi, dans certains cas, contribuer à la construction de la santé et retarder le vieillissement ", remarque Anne-Françoise Molinié. Rappelant les apports de l'ergonomie, elle considère qu'il faut aller voir de près les stratégies fines développées par les anciens pour faire face aux contraintes. Encore faut-il que ces précieuses stratégies puissent se déployer et soient valorisées au sein des entreprises et des collectifs de travail, sans pour autant aggraver la situation des plus jeunes. La question du maintien dans l'emploi des seniors passe de fait nécessairement par une réflexion globale autour des conditions de travail, avec la participation active des premiers concernés, les salariés.

Des plans seniors sans envergure
Joëlle Maraschin

Depuis 2009, les entreprises de plus de 50 salariés sont dans l'obligation de négocier un accord ou d'élaborer un plan d'action sur l'emploi des seniors, sous peine d'une pénalité correspondant à 1 % des rémunérations versées. Des accords de branche peuvent aussi être signés pour les entreprises ayant moins de 300 salariés. Dans le domaine de l'amélioration des conditions de travail et de la prévention des situations de pénibilité, un document de la direction générale à l'Emploi, transmis fin mai au Conseil d'orientation des retraites, reconnaît que peu d'actions précises sont retenues par les branches. S'agissant des accords d'entreprise, les services ministériels relèvent pudiquement que les indicateurs utilisés par les entreprises ne permettent pas toujours d'évaluer leur degré d'engagement.

Simples orientations. De leur côté, les organisations syndicales dénoncent l'absence de dialogue social autour des questions de l'emploi des seniors. " 70 % des plans seniors ont été arrêtés par les entreprises de façon unilatérale ", souligne Cécile Cottereau, secrétaire confédérale en charge de l'emploi des seniors à la CFDT. Eric Aubin, qui suit le dossier retraites pour la CGT, estime, lui, que les entreprises n'ont aucune réelle volonté de préserver l'emploi des seniors. " Ces plans d'actions ou ces accords mis en avant sont de simples orientations, sans aucune contrainte ", dénonce-t-il.

Valérie Pueyo-Venezia, enseignante-chercheuse en ergonomie à l'Institut d'études du travail de l'université Lyon 2, s'est intéressée à quelques-uns de ces nouveaux accords seniors. Elle est tout aussi dubitative sur leur portée. " Tous ces accords sont centrés sur les plus de 50 ans, ils occultent les conditions de travail de l'ensemble des salariés, déplore-t-elle. C'est comme si les entreprises s'attelaient à gérer les dégâts qu'elles ont occasionnés, en s'affranchissant de toute démarche de prévention. " Qui plus est, ces accords préparés par les directions des ressources humaines mettent plutôt l'accent sur la formation, le tutorat ou l'aménagement des carrières, sans évoquer les expositions professionnelles. Enfin, le vieillissement est presque toujours abordé sous l'angle du déclin physique, sans valorisation de l'expérience.